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L'Hommoeuvre

par Nicole Mozet

1799-1839 : apprentissages 1829-1836 : le romancier 1836-1842 : l'écrivain 1842-1850 : La Comédie humaine

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4. 1842-1850 : La Comédie humaine

Bandeau publicitaire pour La Comédie humaine

Bandeau publicitaire pour La Comédie humaine. © Paris-musées, cliché Karin Maucotel

De la cathédrale à la tapisserie et à la mosaïque, innombrables sont les métaphores dont Balzac s'est lui-même servi pour désigner La Comédie humaine. A partir de la Physiologie du mariage (décembre 1829) et des premières Scènes de la vie privée d'avril 1830, la machine balzacienne a fonctionné à plein régime, chaque texte engendrant un ou plusieurs autres textes, comme par bouture ou germination. La toile tissée à partir du Père Goriot par le procédé des « personnages reparaissants » donne une bonne image de ce système de quadrillage par répétitions avec variantes, variations et renversements. Les hiérarchies s'en trouvent ébranlées - un personnage central dans une oeuvre peut être relégué ailleurs dans un recoin -, et les oppositions relativisées : au « provincial à Paris » font pendant des « Parisiens en province », comme Bianchon et Lousteau dans La Muse du département, Vautrin réitère avec Lucien de Rubempré la tentative de séduction qu'avait repoussée Eugène de Rastignac, lui aussi venu d'Angoulême, les duchesses se galvaudent et les bourgeois se pavanent avec de plus en plus d'assurance : sous Louis-Philippe, la France est passée d'une Mme de Beauséant à un vulgaire Beauvisage. Auxquels il convient d'ajouter la Nicole de Beaupertuys des Contes drolatiques.
Le rendement financier de ce mode d'écriture est loin d'être négligeable, le rendement de la création en tout cas est considérable. Les rééditions et les réemplois sont systématiques, presque toujours accompagnés d'une campagne plus ou moins longue de réécriture qui ralentit les rentrées d'argent mais augmente la productivité des significations. Ces reprises n'impliquent pas seulement ratures et additions, elles vont de pair avec des procédures complexes de reclassement, sérialisation et nouvelles mises en ordre qui font qu'en changeant de titre ou même seulement de place, un texte, même inchangé dans ses énoncés, prend un autre visage : ainsi La Maison du chat-qui-pelote, petite nouvelle d'avril 1830 qui s'appelait alors Gloire et malheur, connut-elle une véritable reconversion en 1842 d'être installée en tête de La Comédie humaine, juste après l'Avant-Propos. Avec cette modification de titre, l'intérêt se déplace des personnages aux lieux, de la psychologie à l'archéologie, de l'histoire sentimentale à la sociologie.
C'est cette construction / reconstruction en mouvement perpétuel qui fait l'originalité du roman balzacien : chaque texte rebondit alors qu'on le croyait achevé. A l'image de son auteur, l'oeuvre peut être comparée à un phénix toujours renaissant quand il semblait anéanti.

Le « moment »8 de La Comédie humaine correspond à une mutation dans la vie et l'oeuvre de Balzac qu'il est malaisé d'apprécier. On reconnaît certes unanimement que l'homme qui dresse en 1845 un « catalogue » de La Comédie humaine demeure un grand bâtisseur, mais on se demande parfois si sa puissance créatrice n'entre pas bientôt dans la voie du ralentissement sous les effets conjugués du vieillissement, de la fatigue, des grands voyages et du tour obsessionnel qu'a pris en 1842 son amour pour ève Hanska devenue veuve. Pour ne pas céder à la tentation du pathétique, oublions au moins ce que Balzac lui-même a ignoré presque jusqu'à la fin, à savoir qu'il mourrait à cinquante-et-un ans.

Par-delà et à travers La Comédie humaine, l'écriture balzacienne poursuit donc sa route. Parallèlement, le théâtre prend de plus en plus de place, avec une kyrielle de déceptions qui n'est pas sans rappeler les années de jeunesse. Devant l'adversité, la réponse de Balzac restera jusqu'à la fin la même qu'au temps des Chouans. Le 8 mars 1848, en pleine révolution, il écrit à Mme Hanska une de ces déclarations d'intention dont il est coutumier et dont on ne saura jamais ce qu'il en serait advenu s'il avait vécu :

« Chère comtesse bien-aimée, n'ayez aucune inquiétude sur moi, je vous écrirai peu maintenant, un seul mot tous les jours, et une lettre tous les 8 jours, voilà tout ce que je pourrai, car les circonstances sont graves et terribles pour moi, il faut que je les domine par un travail constant. J'ai toujours trouvé mon esprit le plus docile dans pareil cas.
Il faut que je fasse à la scène les mêmes efforts que j'ai faits en livres, en 1830.  [...] Eh ! bien, croyez-moi, je vais faire tout cela, je vais fouiller dans mon esprit, je vais passer les jours à travailler, et je payerai tout. Ma santé y suffira, je dompterai  tout avec courage.» (LHB, II, 734)

La santé n'y suffit pas, car dès l'été suivant, lors d'un séjour à Saché chez M. de Margonne, une alerte très sérieuse lui a fait prendre conscience pour la première fois de la gravité de son état de santé. Voici comment il en parle l'année suivante dans une lettre à sa soeur, envoyée de Wierzchownia, dans laquelle il attribue d'ailleurs sa maladie au choc de la révolution :

 

Portrait de Mme Hanska

Portrait de Mme Hanska par Gigoux, vers 1850
© PMVP, cliché Joffre

« Je reste ici maintenant cloué par la maladie. Hélas ! j'ai payé tribut à 1848, comme tous ceux qui sont morts ou qui en mourront ; seulement, mon tempérament de taureau donne du fil à retordre à la souveraine de l'humanité. Je fais partie de l'opposition qui s'appelle la Vie. Les chagrins de février, qui a sappé [sic] fortune et littérature ont fait déclarer, à Saché une hypertrophie du coeur [...] Il m'est impossible de monter un escalier, il faut les plus grandes précautions. Aussi a-t-il été décidé de la dernière urgence de me remettre entre les mains des docteurs. » (Corr., V, 556-557)

La mort de Venceslas Hanski a fait prendre à la vie de Balzac un tour imprévu. Tout a en effet changé à partir de ce 5 janvier 1842 où il reçoit de Mme Hanska, qu'il n'a pas revue depuis 1835, une lettre lui annonçant son veuvage. Le désir de l'épouser renaît et ne le quittera plus. Autant qu'on en puisse juger d'après des lettres, ce désir jamais démenti est surtout désir de s'installer et de fonder une famille, car il faut voir sur quel ton désespéré il écrira à sa soeur, un jour de mars 1849, qu'il est « en train de rester garçon » (Corr., V, 521), alors qu'il est tout bonnement en train de mourir. On ne peut pas s'empêcher de penser à la pauvre Rose Cormon, à la fin de La Vieille Fille, qui, à soixante ans, « ne supportait pas l'idée de mourir fille » (Pl., IV, 936). Après tout, son père avait plus de cinquante ans quand il s'est marié. Cela n'exclut pas l'amour, et même un amour réciproque, mais il est clair que Mme Hanska est moins impatiente.

 

Après une longue résistance, elle consent enfin qu'il vienne la rejoindre à Saint-Pétersbourg pendant l'été 1843. Le voyage d'aller, par mer avec embarquement à Dunkerque, a duré quinze jours. Ce fut un séjour de plusieurs semaines, avec très peu de mondanités, dans une intimité heureuse. Le mariage pourtant sera indéfiniment retardé par le refus du tsar d'autoriser Mme Hanska à épouser un étranger tout en conservant ses propriétés terriennes, sans compter l'appréhension que la situation de fortune de l'écrivain pouvait raisonnablement inspirer. A l'issue de ce premier voyage, Balzac quitte Saint-Pétersbourg le 7 octobre en malle-poste, avant de pouvoir prendre un train à Berlin. Il visite Berlin et Dresde et ne rentre à Passy que début novembre, souffrant d'une forte migraine due à un accident méningé qui n'est sans doute pas le premier. Il ne se remet vraiment au travail qu'en 1844. En 1845, il inaugure une série de grands voyages à travers l'Europe avec Mme Hanska, sa fille et son futur gendre, le comte Georges Mniszech. Ils s'appellent les Saltimbanques, Balzac est Bilboquet. Pendant l'été, il l'emmène en Touraine, et en Provence à la fin de l'année, avant de gagner l'Italie. La laissant en Italie avec les siens, il rentre à Paris en novembre, mais la rejoint à nouveau à Rome au mois de mars suivant. Ensemble, ils se rendent en Suisse. Tous ces voyages sont scandés par des visites dans les musées et des achats chez les antiquaires, dont sortira Le Cousin Pons.

La maison de Balzac rue Fortunée à Paris

La maison de Balzac rue Fortunée à Paris par Cary, vers 1880
© PMVP, cliché Lifermann

Wierzchownia

Wierzchownia par Orda et Warszawie
© PMVP

On comprend aisément que Balzac, homme des listes et des répartitions, soit devenu collectionneur, sans qu'il y ait pour lui antinomie entre collection et création. Il revient à Paris à la fin du mois de mai 1846 avec des espoirs de paternité qui réactivent le vieux rêve, déjà caressé autrefois au sujet de la Grenadière, d'acheter une maison en Touraine. Cette fois, il pense au château de Moncontour, près de Vouvray. L'enfant devait s'appeler Victor-Honoré et ne verra jamais le jour. Moncontour ne fut pas acheté. Balzac repart fin août rejoindre Mme Hanska et sa famille en Allemagne. Pendant toute cette période, La Comédie humaine suit son cours et deux grands romans, parmi les plus puissants que Balzac ait écrits, sont mis en chantier et achevés  : La Cousine Bette, parue en quarante feuilletons dans Le Constitutionnel entre octobre et décembre 1846, suivie par Le Cousin Pons en 1847. Il faut également mentionner Le Député d'Arcis et La Dernière Incarnation de Vautrin.

Dès 1845, songeant à s'installer à Paris avec Mme Hanska, Balzac s'est mis en chasse d'une maison. En septembre 1846, il achète celle de la rue Fortunée, où il mourra,. Mais il faudra du temps pour installer la maison. Lorsque Mme Hanska vient à Paris en février 1847, le mariage n'ayant toujours pas eu lieu, elle habite rue Neuve-de-Berry, l'actuelle rue de Berri. Balzac est toujours à Passy, travaillant beaucoup. En mai, il l'accompagne jusqu'à Francfort et regagne Paris aussitôt. .Mme Hanska est de retour à Wierzchownia en juin ou début juillet. Balzac l'y rejoint en septembre et y demeure jusqu'en janvier 1848. Déçu par la résistance que Mme Hanska oppose toujours à leur mariage, il quitte Wierzchownia malgré l'hiver et rentre à Paris quelques jours avant la révolution de Février.

Les lettres pour la Russie étant soumises à la censure, il n'est pas facile de savoir ce que Balzac a éprouvé exactement en voyant s'effondrer la monarchie de Juillet. Ce qui est sûr, c'est la catastrophe financière que cela représentait pour lui en littérature, tant du côté de la librairie que du théâtre, et pour Mme Hanska, qui lui avait prêté des fonds pour acheter des actions et aménager la maison de la rue Fortunée. Le 20 décembre, il écrira à sa soeur, de Wierzchownia : « Notre maudite révolution a fait des malheurs incalculables, et qui ne se répareront pas en dix ans. » (Corr., V, 423) Dès le 19 septembre, il est reparti en Russie. Trop malade pour voyager pendant l'été 1849, il reste à Wierzchownia plus longtemps que prévu, jusqu'en avril 1850, travaillant à des scénarii et espérant toujours faire jouer ses pièces à Paris. C'est un homme hanté que le retardement de son mariage torture davantage encore que la maladie. Il ne pense plus qu'à la rue Fortunée et, comme Sophie Gamard dans Le Curé de Tours, il rêve d'un salon à lui :

 

« Va, Laure, c'est quelque chose, à Paris, que de pouvoir, quand on le veut, ouvrir son salon et y rassembler l'élite de la société qui n'y trouve rien que d'égal à ce qu'il y a de mieux, et d'y trouver une femme polie comme une reine, imposante comme une reine, d'une naissance illustre, parente des plus grandes familles, spirituelle, instruite et belle. Si l'on veut en user, il y a là l'un des plus grands moyens de domination. On compte avec une maison ainsi établie, et bien des gens, des plus haut placés l'envieront, surtout lorsque ton cher frère n'y apportera que gloire et très habile esprit de conduite. » (Corr., V, 523-524)

La correspondance familiale de l'année 1849, que Balzac, gravement malade, passe tout entière en Russie, est particulièrement émouvante. Dans une lettre à sa mère souvent citée parce qu'il lui reproche de lui avoir préféré son frère, cet homme de cinquante ans, célèbre mais toujours endetté,  ne réclame pas la reconnaissance maternelle au nom de son génie ni de son talent, mais de son bon sens :

« [...] tu penseras surtout qu'avant d'avoir du talent, ton fils a, grâce à Dieu, énormément de bon sens, qu'il faut l'écouter au lieu de le rabrouer et de le traiter comme un petit garçon qu'on envoie dans un coin [...] » (Corr., V, 512)

Nonobstant ses protestations et ses dénégations, il faut bien convenir à la décharge de sa mère que Balzac n'était pas plus doué pour l'état de rentier, de corsaire ou d'imprimeur que pour celui de notaire. Quant à ce que Mme Hanska et le Second Empire auraient fait de lui, nous ne le saurons jamais.

En 1849, sous l'effet de la souffrance, du traumatisme de 1848 et de l'enfermement dans ce « désert »9, si confortable soit-il, qu'est Wierzchownia, Balzac serait-il devenu un de ses propres personnages ? Il souffre depuis longtemps de ce que la médecine de son époque appelait une « hypertrophie du coeur », c'est-à-dire une insuffisance coronarienne qui entraînera l'oedème pulmonaire dont il mourra l'année suivante. Qu'en a-t-il deviné ? S'est-il cru immortel jusqu'au bout, comme son père ? Eut-il dans le docteur Knothé, le médecin de Wierzchownia, une confiance aussi inébranlable que celle qu'il affiche dans ses lettres ? En tout cas, au lieu du triomphe si longtemps caressé, le retour à Paris, après mariage, tourna à l'apocalypse : une porte close qu'on est obligé, en pleine nuit, de faire ouvrir par un serrurier, un domestique pris de délire, une cuisinière gravement malade et un maître de maison à l'agonie, presque aveugle et pouvant à peine respirer. Ce qui ne l'empêche pas de commettre des imprudences dès qu'il se sent un peu mieux, ni de plaisanter avec sa nièce, moins d'un mois avant sa mort, en lui racontant qu'on lui avait prédit qu'il serait très malade à cinquante ans mais qu'il mourrait à quatre-vingts.

Balzac est mort le 19 août 1850. On a immédiatement donné son nom à la rue Fortunée, où Ève de Balzac, qu'on accusa de s'être trop vite consolée, vécut jusqu'à sa mort, en 1882. Après comme avant le Second Empire, elle fut certainement fort étonnée de « se trouver  en République ».10

Il était chevalier de la légion d'honneur, c'est le seul honneur officiel qu'il obtint de son vivant. Sa légende en revanche se construisit très vite : « Il entre le même jour, dans la gloire et dans le tombeau », dira Victor Hugo dans l'éloge funèbre qu'il prononça au cimetière du Père-Lachaise. Dans La Mode du 24 août 1850, Barbey d'Aurevilly écrit : « Cette mort est une véritable catastrophe intellectuelle à laquelle il n'y a rien à comparer que la mort de Byron [...] »11      

Le plus grand bonheur posthume de l'écrivain fut sans doute la passion avec laquelle un collectionneur belge, le vicomte Spoelberch de Lovenjoul (1836-1907), rassembla tout ce qu'il put retrouver des textes de Balzac - oeuvres imprimées, lettres et manuscrits -, ainsi que des journaux, revues, livres et autres documents de l'époque romantique. Sa précieuse collecte fut léguée à l'Institut de France en 1905.



8 Cf. Balzac, Œuvres complètes. Le « Moment » de La Comédie humaine, Groupe International de Recherches Balzaciennes, textes réunis et édités par Claude Duchet et Isabelle Tournier, Presses Universitaires de Vincennes, 1993.

9 Corr., V, 517.

10 C'est l'expression qu'elle emploie, non pas à son propos, mais au sujet des Tuileries : « [...] ce jardin royal, si étonné de se trouver en République [...] » (lettre à sa fille citée par Roger Pierrot, op.cit., p.512)

11 Cité par Roger Pierrot, op.cit. , p.507.

 

Consulter :

1799-1839 : apprentissages

1829-1836 : le romancier

1836-1842 : l'écrivain

1842-1850 : La Comédie humaine