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Balzac est-il réaliste ?

Par Isabelle Tournier

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Il faut examiner la dernière étiquette attachée à Balzac d'autant plus solidement qu'elle fut souvent transmise par la tradition scolaire, friande de formules simples à mémoriser : Balzac = le réalisme. S'il paraît utile d'y revenir, c'est que dans son acception banale, elle a fait écran à d'autres aspects de l'oeuvre tout en enfermant Balzac dans une pratique dévalorisée par la modernité : recopier le réel.

A la fin du siècle, Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, cette somme de clichés de son temps, présente ses deux personnages lancés dans la lecture de Balzac et la commentant :
« L'oeuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.
-- « Quel observateur ! s'écriait Bouvard.
-- « Moi je le trouve chimérique » finit par dire Pécuchet. « Il croit aux sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, ce sont des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et décrire tant de sottises ? Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer. Comme un certain Ricard avait fait le « cocher de fiacre », le « porteur d'eau », le « marchand de coco ». Nous en aurons sur tous les métiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littérature mais de la statistique ou de l'ethnographie. »

Ainsi, à en croire les deux autodidactes flaubertiens, pris ici comme archétypes du lecteur de base, le roman réaliste balzacien serait un document un peu poussiéreux, un catalogue maniaque du réel, à lire pour connaître le passé, pour s'instruire plutôt que pour se faire plaisir. Parfois pris en flagrant délit de contradiction avec lui-même, « chimérique » ou flirtant avec les « sciences occultes », il se rapproche néanmoins surtout de ces sciences, alors toutes récentes, qu'étaient la statistique et l'ethnographie. Le jugement de Pécuchet rassemble des opinions diverses et une contradiction tôt fixée par la critique, divisée entre les tenants d'un Balzac réaliste et ceux d'un Balzac visionnaire. Jusque dans les années 1960, ces discussions eurent cours. Pour pouvoir renvoyer dos à dos les adversaires, il est nécessaire de reprendre les choses au point de départ.

Il faut d'abord savoir que Balzac ne s'est jamais réclamé du mot « réalisme ». Et pour cause : il n'existait pas avec son sens actuel à son époque. Ce n'est que quelques années après sa mort qu'un groupe d'écrivains assez oubliés, Champfleury en tête, élaborent une doctrine qu'ils baptisent de ce nom. Il s'agit de reproduire le plus exactement possible la réalité sans épargner aucun de ses aspects, même triviaux ou déplaisants. Le réalisme s'oppose à l'idéalisme. Ces théoriciens se cherchent des ancêtres : c'est à cette occasion qu'ils annexent Balzac et c'est à partir de là que le label de « réaliste » lui est accolé. Il sera repris et commenté par la critique marxiste qui fait de Balzac un de ses terrains d'études favoris et fixe en quelque sorte l'épithète. On pourrait objecter que l'absence du mot chez Balzac ne signifie pas qu'il n'ait pas été réaliste. Il faut alors relire en contexte les citations qui sont à l'origine de ce classement littéraire de Balzac pour voir ce qui chez lui allait dans le sens de la doctrine des réalistes et ce qui s'en éloignait.

En fait, on peut verser au dossier autant de pièces pour, et contre, la thèse d'un Balzac réaliste, qui puiserait dans la seule observation du monde la teneur de ses intrigues, le modèle de ses personnages et, naturellement, la matière de ses descriptions. Le plus souvent, du reste, la formulation balzacienne est telle, d'un texte à l'autre, voire dans le même passage ou dans la même phrase, que l'on ne saurait décider ce qui l'emporte chez lui, du souci de vérité ou de l'imagination créatrice, au point que l'on se demande si Balzac ne met pas quelque complaisance à brouiller les cartes, à disposer des leurres, ou, très sérieusement, à tirer argument de cette ambiguïté pour rendre compte de son travail de romancier.

 

Qu'il s'agisse de l'origine de ses récits :

« La plupart des Scènes que l'auteur a publiées jusqu'à ce jour ont eu pour point de départ un fait vrai »
Une ténébreuse affaire (1843).

Le fait vrai n'est donc qu'un point de départ, ou ne joue aucun rôle.

« Le peintre le plus chaud, le plus exact de  Florence n'a jamais été à Florence »
Préface de La Peau de chagrin (1831).

« Il se passe chez les poètes ou les écrivains réellement philosophiques, un phénomène moral, inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre compte. C'est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la vérité de toutes les situations possibles ; ou mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent être, où ils veulent être. Ils inventent le vrai…
Ibid.

 

Ou qu'il s'agisse de la nature de l'écrivain : copiste ?

« […] en copiant son temps, il [le « peintre exact des moeurs »] doit ne choquer personne et ne jamais faire grâce aux choses »
Préface d'Une ténébreuse affaire (1843)

« Bien des gens ont eu la velléité de reprocher à l'auteur la figure de Vautrin. Ce n'est cependant pas trop d'un homme du bagne dans une oeuvre qui a la prétention de daguerréotyper une société où il y en a cinquante mille (Ferragus dans Les Treize est un accident) dont les existences incessamment menaçantes attireront tôt ou tard l'attention du législateur. »
Préface de Splendeurs et misères des courtisanes (1844)

« Cette histoire vivante des moeurs modernes »
Préface de Pierrette (1840)

« L'auteur veut peindre le pays tout en peignant les hommes, raconter les plus beaux sites et les principales villes de la France aux étrangers, constater l'état des constructions anciennes et modernes au dix-neuvième siècle, expliquer les trois systèmes différents qui ont en cinquante ans donné une physionomie spéciale aux meubles, aux habitations. Grâce au soin qu'il a eu, peut-être saura-t-on en 1850, comment était le Paris de l'Empire. Par lui, les archéologues apprendront la situation du tourniquet Saint-Jean et l'état du quartier adjacent aujourd'hui complètement démoli. »
Préface d'Une fille d'Eve et Massimila Doni (1839)

 

Ou artiste ?

« La mission de l'art n'est pas de copier la nature mais de l'exprimer. »
Le Chef-d'oeuvre inconnu

« La littérature se sert du procédé qu'emploie la peinture, qui, pour faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine de celui-ci, les épaules de celui-là.»
Préface du Cabinet des Antiques suivi de Gambara (1839)

« Au lieu de composer une histoire, il suffirait, pour obéir à certaines critiques de se constituer le sténographe de tous les tribunaux de France. Vous auriez alors le vrai dans sa pureté […] Vous n'en soutiendriez pas la lecture continue. »
Ibid.

Tout ceci ne veut pas dire que Balzac ne soit pas réaliste, mais il l'est plus et autrement que par l'enquête documentaire et la reproduction fidèle de la chose vue ou sue. Nous ne parlons pas de son côté visionnaire : Balzac n'est pas Hugo et s'en tient à l'horizon du monde, à l'exception de Séraphîta et de quelques textes mystiques. Il « transfigure » moins qu'on ne l'a dit, bien moins que Zola par exemple ; non plus que la philosophie secrète, liée au « système », qui pourrait bien être l'imaginaire métaphysique de l'oeuvre, et reste assez peu déterminante dans l'invention du récit et l'architecture de l'ensemble. Balzac est réaliste par son attention à tous les éléments de la civilisation matérielle et par leur intégration fonctionnelle au romanesque, par la mise en relation, du physique au moral, du social et de l'intime, du public et du privé. Il parvient à créer l'illusion du réel, c'est à dire à faire croire à une réalité du vrai, en le rendant fictionnellement possible.