Comment nous citer
L'Edition Furne
Lire un roman
Notices des romans
Portraits de Balzac
Dossiers
Fiches de lecture
Moteur de recherche
Crédits
|
La Maison de Balzac et les paradoxes du musée littéraire
par Judith Meyer-Petit, conservatrice honoraire à la Maison de Balzac
Quand nous avons fait quelques pas dans la vie, nous connaissons
la secrète
influence exercée par les lieux sur les dispositions de l’âme.
Ces lignes, extraites
de L’Enfant maudit, pourraient s’inscrire à l’entrée
de la Maison de Balzac. Certes, les collections s’intègrent
dans un « lieu » dont la signification est non seulement
historique mais affective par l’influence qu’il exerce sur
les « dispositions de l’âme » pour reprendre
les termes de Balzac. Mais ici, le lieu prend d’autant plus d’importance
que pour le lecteur de La Comédie humaine « les
cadres devraient passer avant les portraits ».
Or, plus notre connaissance
de la Maison progresse, plus les paradoxes paraissent nombreux et inextricables.
Si, au regard de l’opinion – en
entendant le mot paradoxe au sens littéral –, le musée
littéraire est paradoxal, la Maison de Balzac l’est plus
encore, dans la mesure où – à l’exception du
cabinet de travail –, elle se présente comme un musée,
institution différente, sinon antithétique de la Maison.
Nous sommes très peu renseignés sur les travaux exécutés
dans la maison de Passy et le mobilier initial. Si les achats de meuble
commencent dès 1842 (lettre à Madame Hanska du 12 juillet)
et ne cessent de croître à partir de 1844, il faut les attribuer à la
passion du bric à brac, puis au désir de meubler une autre
maison que Balzac souhaite acquérir. Ce sera, on le sait, son
dernier logis, l’hôtel de la rue Fortunée (devenue
rue Balzac), dont l’écrivain devient propriétaire
en septembre 1846. Conçue comme son musée personnel, la
Maison de la rue Fortunée aurait pu être la « Maison
de Balzac » si elle n’avait été intégralement
démolie et ses collections dispersées à Drouot en
1882. Celles-ci n’ont pas, pour l’essentiel, été retrouvées,
mais leur acquisition ne changerait guère la nature de la Maison
de Passy. En accueillant des meubles qui ne lui était pas destinée,
la Maison resterait un musée.
Quant à l’aspect de cette maison entre 1840 et 1844, il
faudra s’interroger sur la pauvreté de la documentation
dans la correspondance et l’absence de référence
assurée dans l’œuvre littéraire. On pourrait
s’étonner en effet que la mansarde de la rue Lesdiguières
(dans Facino Cane ou La Peau de chagrin), la maison des Jardies (dans
les Mémoires de deux jeunes mariées), la « rue des
Batailles » à Chaillot (dans La Fille aux yeux d’or)
aient eu l’honneur d’entrer dans La Comédie humaine,
alors que la Maison de Passy ne semble pas y trouver sa place.
Il est naturel que
dans la Correspondance, où dominent les lettres
aux éditeurs, journalistes ou directeurs de théâtre,
la maison soit peu décrite. Seule une lettre à Laure Surville
de novembre 1840 indique, pour la chambre que Balzac destine à sa
mère, un tapis de Perse qui vient du domicile de la rue Cassini.
D’autre part, dans des lettres à Madame Hanska, l’insistance
avec laquelle Balzac décrit son cabinet de travail aux dépens
des autres pièces laisse soupçonner, malgré l’énormité du
travail accompli, d’autres mobiles que l’écriture.
La jalousie – d’ailleurs justifiée – de Madame
Hanska et ses continuels reproches sur les dépenses de l’écrivain
pourraient expliquer la manière dont Balzac se présente
continuellement à elle en « forçat littéraire »,
cloué à sa petite table. Concernant les chambres – la
sienne et celle de Madame de Breugnol, devenue de novembre 1840 à juillet
1841, la chambre de sa mère – Balzac n’indiquera que
les tentures murales pour persuader Madame Hanska de son sens de l’économie.
Son argumentation se résume à un syllogisme douteux : le
tissu coûte plus cher que le papier peint mais dure plus longtemps.
Or j’ai acheté du tissu. Donc je suis économe. Nous
apprenons au passage que les chambres étaient tendues de perse
mais n’en saurons pas davantage.
Ajoutons que Balzac,
en sa qualité de locataire, s’est
probablement contenté pour l’essentiel de son vieux mobilier « de
célibataire » qui finira sa carrière au deuxième étage
de la rue Fortunée. Dans une lettre à Harel, datée
du 20 août 1844, Balzac note avec humour : « J’autorise
volontiers Madame Valmore qui sait le Sesame ouvre-toi de ma retraite
dont l’ameublement ne ressemble guère aux trésors des Mille et une nuits, à vous amener ».
On s’attachera d’abord aux images de « cachette », « nid », « alvéole », « coquille »,
qui désignent la Maison de Passy mais ne sont pas propres à celle-ci.
Le Traité de la vie élégante est à cet égard
significatif par la comparaison qu’il établit entre la maison
et le vêtement :
Le vêtement, le lit, le coupé, sont des abris de la personne
comme la maison est le grand vêtement qui couvre l’homme
et les choses à son usage.
La double fonction
de la maison qui, comme le vêtement, cadre
et abrite, est un thème récurrent de La Comédie
humaine. Tel passage :
Après avoir suivi le chemin pittoresque dont les moindres accidents
réveillent des souvenirs et dont l’effet général
tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous
apercevez un renfoncement assez sombre au centre duquel est caché la
porte de la maison…
pourrait faire songer,
sinon à la rue Raynouard, aujourd’hui
bien défigurée, du moins à la rue Berton et au renfoncement
de la porte cochère. En fait, il s’agit de la maison « à M.
Grandet ». La même remarque pourrait s’appliquer au chalet de Louise
de Chaulieu dans les Mémoires de deux jeunes mariées. « La
porte de cette propriété cachée dans le mur qui
sert d’enceinte du côté des bois est presque introuvable ».
La « maison introuvable » réapparaît dans la
correspondance pour désigner non seulement les Jardies à Sèvres
dont le chalet de Louise de Chaulieu est la forme littéraire,
mais auparavant la rue Cassini qui est une « cellule », le
domicile de la rue des Batailles, cellule « inabordable »,
et la rue Fortunée dont Balzac écrit : « c’est
aussi introuvable que notre logement à Passy ».
Quelles sont donc
les raisons de ce goût du secret et en quoi
le retour au texte peut-il éclairer notre analyse du musée
dans la maison ?
On rappellera ici
que Balzac fuit les créanciers à Passy,
comme il a fui la garde nationale, et comme il fuit, rue Fortunée,
les cancans. On se souviendra aussi que, dans les lettres à Madame
Hanska, Balzac a tout intérêt à renchérir
sur son enfermement. D’autre part, dans La Comédie humaine,
le thème de la maison-cage ne fait que reprendre l’image
de la mansarde qui associe le souvenir de la jeunesse de l’écrivain
rue Lesdiguières à un thème romantique. Mais le
secret de la maison ne dépend pas seulement de sa configuration
ou de sa situation. Par l’utilisation des doubles adresses et surtout
celle des pseudonymes – « Maison Veuve Durand », rue
des Batailles, « Monsieur de Breugnol », rue Basse – qui
sont autant de signatures, Balzac met en scène sa propre vie et
donne à la maison le statut primordial de « lieu de l’écrit » où le
musée littéraire reprend ses droits.
On arrivera aux mêmes conclusions en étudiant la manière
dont le temps et le mouvement s’inscrivent à l’intérieur
de la maison. Toute La Comédie humaine témoigne du double
jeu des forces de concentration et de dilatation qui animent les personnages
comme les sphères qui les environnent. Dans la maison, chaque
meuble, objet ou tableau peut donner lieu à des analyses de détail
ou servir de tremplin à des rêveries infinies, si bien que
le cadre – qui définit l’espace – est aussi
important que l’œuvre elle-même. Un Christ, conservé à la
Maison de Balzac, est à cet égard révélateur.
Balzac en achète le cadre à Turin en 1836. Il l’attribue à Brustolon
qu’il appelle dans Le Cousin Pons « le Michel Ange du bois ».
C’est beaucoup plus tard, en 1844, qu’il décide d’y
placer « un Christ sur velours ». Mais l’œuvre
ainsi constituée n’est que le point de départ de
nouveaux rêves. Pris par la passion du bric à brac, Balzac
a à peine acheté ce Christ qu’il espère le
revendre, à en juger par ses commentaires sur le prix payé et
la valeur marchande de l’objet. La spéculation qui, en l’occurrence,
n’a pas eu lieu, est certes un moyen de gagner de l’argent
mais, dans la mesure où Balzac ne cherche à se séparer
des œuvres que pour en acquérir d’autres, le bric à brac
devient une véritable forme de création. On pourrait alors
risquer la comparaison suivante : de même que la première épreuve
tient lieu de manuscrit pour la seconde épreuve, laquelle donnera
naissance à une troisième, une quatrième, etc.,
de même le meuble, le tableau ou l’objet pourra, par le jeu
du commerce – du moins Balzac l’espère-t-il –,
permettre d’autres acquisitions et métamorphoser, amplifier,
le cadre de vie. En ce sens, le bric à brac, s’il met progressivement
fin à l’écriture, en est aussi l’ombre portée.
Il resterait, pour
poursuivre notre étude des paradoxes d’une « maison-musée », à nous
interroger sur la sacralité du lieu. Dans un chapitre des Lieux
de Mémoire, « la visite du grand écrivain »,
Olivier Nora, rappelant que la littérature est « le sacerdoce
d’un temps qui ne croit plus au prêtre », insiste sur « le
rituel initiatique » de la visite. Il s’agit, nous dit-il,
ou bien de « déceler le génie dans le cadre familier »,
ou, à l’inverse, « de surprendre quelqu’un de
prosaïque dans quelque chose de sacré ». La première
attitude pourrait être qualifiée de « fétichiste »,
la seconde de « voyeuriste ». Olivier Nora se place dans
la perspective particulière de l’écrivain qui rend
visite « au grand écrivain » et nous en livre le récit,
c'est-à-dire que la visite est considérée par lui
comme genre littéraire, mais on peut se demander si tous nos visiteurs
n’ont pas tendance à adopter une attitude « fétichiste » ou « voyeuriste » dans
la mesure où nul ne peut faire abstraction d’un espace habité et,
pourrait-on dire, hanté.
Je renverrai à ce propos à un petit opuscule, « Alechinsky à la
Maison de Balzac », publié à l’occasion d’une
exposition d’œuvres du peintre qui a, en 1989, illustré le
Traité des excitants modernes d’Honoré de Balzac.
Après avoir longuement examiné un certain nombre de livres,
manuscrits ou gravures, Alechinsky, parvenu dans le cabinet de travail
remarque : « Sur la petite table de travail, une zone à sénestre
présente une pluie d’entailles noires. La main gauche maintenait
sans doute la plume d’oie tandis que la dextre habilement taillait,
et il devait écrire, réfléchir, siroter me sembla-t-il,
les jambes fléchies à angle aigu : la traverse où poser
les pieds devant soi, sous la table, ne présente aucune trace
d’usure ». On le voit, la visite prit un tour parodique que
l’auteur des Contes drolatiques n’eût sans doute pas
désavoué, mais cette attitude « voyeuriste » ne
faisait évidemment qu’affirmer en l’inversant, la
sacralité du lieu. Dès maintenant
la Maison de Balzac sème pour le futur,
par le développement des acquisitions, l’enrichissement
de la bibliothèque de recherche, l’organisation d’expositions.
Mais quelle que soit son ampleur dans l’avenir, le musée
littéraire n’en aura pas pour autant fini avec les paradoxes.
Il suffit, pour s’en convaincre, de relire Balzac et par exemple
ce passage d’Illusions perdues où Blondet s’adresse à Lucien
de Rubempré :
Mon petit, en
littérature, chaque idée a son envers et
son endroit, personne ne peut prendre sur lui d’affirmer quel est
l’envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée.
Les idées sont binaires.
Maison de Balzac
: 47, rue Raynouard, 75 016 Paris.
balzac.paris.fr
|