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AUTRE ETUDE DE FEMME

par Franc SCHUEREWEGEN

I. L'HISTOIRE

L'« histoire », ici, se confond avec les histoires du texte. Autre étude de femme est en effet un « puzzle » constitué de fragments d'origines diverses. Plusieurs sont empruntés à « Une conversation entre onze heures et minuit », texte que Balzac a publié en 1832 dans Les Contes Bruns, recueil collectif et anonyme. D'autres sont plus tardifs (1838-1842). Le romancier les a réunis en 1842 dans le second volume de l'édition Furne (tome II des Scènes de la vie privée) en les faisant précéder d'un préambule qu'il a également emprunté aux Contes Bruns et qui lui sert ici à créer l'atmosphère : « Jamais le phénomène oral [...] ne m'avait si complètement ensorcelé ». Précisons que l'édition Pléiade de La Comédie humaine ajoute encore à cet ensemble à vrai dire déconcertant, meublé de bric et de broc, l'histoire de La Grande Bretèche, en suivant une indication de Balzac sur le Furne corrigé : « Ceci doit être reporté à la suite d'Autre étude de femme ».

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

C'est l'exemple absolu d'un coup éditorial : une mosaïque de textes hétérogènes dont on admirera peut être le montage ingénieux, même si titre final fait problème : on attendrait du pluriel, « Autres études de femme » ou « Autre étude de femmes ». Deux couches rédactionnelles donc : les « contes » de 1832 et les écrits de 1839-1842. Il faut ici partir de l'amalgame final, en précisant les origines.

  1. Le préambule, topique, vient d'Une conversation entre onze heures et minuit (1832) et fait l'objet d'un véritable travail de réécriture.


  2.  Le récit de de Marsay, en ouverture, est tout récent : il a été publié dans L'Artiste, les 21 et 28 mars 1841, sous le titre Une Scène de boudoir.


  3.  La séquence sur La Femme comme il faut provient du recueil collectif Les Français peints par eux-mêmes. Le texte se trouve sous ce titre, signé de Balzac, dans la première série en mai 1839. La conclusion ici passe en tête et Balzac introduit quelques interventions des personnes présentes, pour rester dans le leurre de la conversation fictive (Lov. A 76 conserve la dernière épreuve corrigée).


  4. L'intervention de Canalis est un emprunt direct, sans retouche, aux textes de 1832. Elle s'insérait alors entre le 1er et le 2e « Conte brun ». Le passage qui suit, avant le récit de Montriveau, a été rédigé en 1842, pour servir de transition.


  5. La Maîtresse de notre colonel vient également des Contes Bruns (4e récit), mais ne recevra son titre qu'en 1834, dans la 10e livraison de la publication bonapartiste : Napoléon, journal anecdotique et biographique de l'Empire et de la Grande Armée, où Balzac le publie avec quelques coupures.


  6. La mort édifiante de la duchesse (épilogue différé, greffé sur l'histoire du premier amour de de Marsay) est reprise des Contes Bruns (10e récit), avec bien entendu modification des identités.

Ce sont ces fragments disparates qui, recyclés, aboutissent à Autre étude de femme qui paraît, en 1842, au tome II des Scènes de la vie privée (quelques épreuves du début sont également conservées).

Le texte fut repris en 1845, chez Chlendowski, sous le titre Les Premières armes d'un lion (Marsay serait-il plus vendeur ?), dans un volume où il complète La Lune de miel (c'est-à-dire la fin de Béatrix). Sont alors intégrées presque toutes les corrections du Furne (surtout onomastiques).

 

III. PERSONNAGES

Dans toutes les formes de récit double (récits dans un récit) deux niveaux sont à considérer, celui du récit encadrant et celui de l'histoire racontée. Ici les voix narratives sont multiples et il a plusieurs histoires. La scène de salon permet de rassembler nombre de figures de La Comédie humaine, devenues familières, avec obligation d'esprit et de savoir conter. On rencontre donc, à leur tour de parole, Marsay, Montriveau, Canalis, Bianchon mais aussi un public de choix : Rastignac, Blondet, Joseph Bridaut, Nucingen, Adam Laginski, Félix de Vandenesse, et côté femmes tout le noble faubourg et ses marges, de Mlle Des Touches à la princesse de Cadignan, de Delphine de Nucingen à la comtesse de Montcornet. Les histoires de chacun restent entoile de fond, évoquées d'un geste, d'un mot ou d'un regard, et les contre-emplois même paraissent délibérés, comme dans un jeu de rôle (ainsi le numéro de Canalis sur Napoléon ou l'apologie par Joseph Bridau des plaisirs de la conversation). Et de Marsay ou Montriveau, à plonger dans leur mémoire, s'enrichissent de leur passé.

Quant aux récits raconté c'est l'occasion d'enrichir de quelques cas la population de La Comédie humaine, le colonel despote et fascinateur, le « mouton » humilié qui s'enrage, la jeune Rosina, victime subjuguée, la duchesse inconstante et fidèle, sincère et trompeuse (mais à la fois morte et vivante, par une inadvertance du montage), et de multiples silhouettes de femmes comme il faut ou il ne faut pas.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'histoire du texte souligne, peut être à l'excès, l'étrangeté de sa composition, qui tient au bricolage d'une forme conteuse et à une relative insouciance à l'égard de l'enchaînement des récits et de la cohérence de l'ensemble. Faut-il aller plus loin et parler d'un texte provocant, difficile, volontairement déconcertant, d'un défi lancé au lecteur, d'un effet d'illisibilité, produit ou recherché ?  Ce n'est pas sûr : toute conversation est  ainsi défaite. Il y suffit d'un peu d'art, pour ne point peser aux écoutants. N'oublions pas qu'il s'agit de la transcription, de la mise en scène d'un pratique, mondaine raffinée : la « seconde soirée » où l'hôtesse réunit des intimes, une fois le « raout » terminé, et qui se prolonge assez tard dans la nuit selon, précisément, les hasards de la conversation, quelquefois autour d'un thème lancé par un meneur de jeu (ce serait ici adultère et vengeance ou « les replis les plus profondes du coeur de la femme »). On s'étonnera moins, dès lors, d'un part pris de liberté dans la facture de ce texte, expérimental en quelque sorte, qui vise précisément  à créer du désordre, renouant ainsi à dix ans de distance avec d'autres moments d'écriture. Il reste que dans son état actuel Autre étude de femme est un témoignage sur la manière de travailler de Balzac, chez qui ces réemplois souvent rapides et bâclés sont à vrai dire courants. La composition de ce texte qui est à peine un texte (libre à nous de penser que le tissage a été mal exécuté) est aussi en ce sens emblématique du travail de construction-déconstruction auquel nous devons La Comédie humaine qui est à sa manière une « tour aux mille architectures » (Zola), mosaïque embarrassante et qui nous fascine dans son incongruité.