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BEATRIX

par Aline MURA

 

I. L'HISTOIRE

Le roman de Béatrix s'organise autour de deux figures féminines remarquables : Béatrix, la marquise de Rochefide, véritable incarnation de la femme fatale et Camille Maupin, nom de plume pour Félicité des Touches, fortement inspirée de son modèle George Sand. L'oeuvre actuelle comporte trois parties. Elle s'ouvre sur la présentation de Guérande qui abrite deux lieux antithétiques et emblématiques : l'Hôtel du Guénic et le château des Touches. L'un est refermé sur ses traditions et l'autre reflète le goût contrasté et insolite de Mlle des Touches. Le jeune et séduisant Calyste du Guénic est le seul à aller d'un lieu à l'autre. Aux Touches, il rend de fréquentes visites à Félicité – qui le fascine par sa culture, son intelligence et sa connaissance du monde parisien. Cette première partie – qui fait une large place à de splendides descriptions du site, des monuments et des êtres – s'intitule « Les personnages ». Or, Camille annonce au jeune homme l'arrivée de son amie, Béatrix de Castéran,  la marquise de Rochefide.

C'est alors que se noue « le drame » – titre de la seconde partie. Calyste rencontre, outre Béatrix, le musicien Conti – son amant – et le critique Claude Vignon, que Camille projette d'épouser. Ebloui par cette brillante société, le gentilhomme breton repousse les avances de Charlotte de Kergarouët, riche héritière que la famille lui destine. Bientôt éperdument amoureux de la marquise de Rochefide, Calyste délaisse progressivement Camille. Il finit par se déclarer. Parallèlement, une joute épistolaire et verbale s'engage entre les deux femmes. La blonde marquise se pique au jeu et triomphe tandis que Mlle des Touches décide de se retirer du monde après avoir organisé l'avenir de son protégé. En effet, comme l'avait souhaité Félicité, Calyste épousera  Sabine de Grandlieu – belle jeune femme issue du faubourg Saint-Germain et le couple s'installe à Paris (cet épisode fait l'objet de la dernière partie). Mais Calyste, qui a fait une « mariage de convenance », ne tarde pas à retomber sous l'emprise de Béatrix, à laquelle il n'a cessé de rêver et qu'il revoit clandestinement. Sabine lutte en essayant d'imiter Béatrix en tout : toilettes, aménagement de la maison, raffinement de la table, coquetterie. Béatrix cependant devient « rétrospectivement » la maîtresse de Calyste et le somme d'abandonner Sabine. Elle paraît triompher quand un complot se forme pour sauver Sabine et rétablir l'ordre des choses (y compris en ce qui concerne Béatrix). Interviennent la duchesse de Grandlieu, Maxime de Trailles, La Palférine et de nombreux comparses dont une ancienne lorette, Aurélie Schontz, « Béatrix d'occasion » devenue la maîtresse d'Arthur de Rochefide, l'époux (abandonné) de Béatrix. Ces grandes manoeuvres mettront-elles fin à l'éducation sentimentale du jeune homme ainsi qu'à la vie dissolue de la marquise ?

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Deux parties rédigées à 6 ans d'intervalles avec plusieurs avatars.

1) 1838-1839

– Mars 1838 : conception d'une première ébauche – roman dont le sujet lui a été donné par George Sand, à propos de « Listz et de Mme d'Agoult » ; titre envisagé, Les Galériens ou Les Amours forcés (LHB I, 443). Un fragment en est rédigé en octobre ou novembre (Lov. A 6, reproduit dans Pl. II, 1457-1462). C'est l'histoire d'Emma de Castéran, femme mal mariée du faubourg Saint-Germain et de Mme Nathan.

– Décembre 1838 : autre faux départ (une présentation de la Bretagne), et nouveau titre Béatrix (fragment reproduit dans Pl. II, 1462).

– Janvier 1839 : rédaction de Béatrix, qui sera publiée en 13 feuilletons dans Le Siècle du 13 au 26 août 1839, sous ce titre, avec la dédicace « à Sarah » et la mention « Aux Jardies, décembre 1838 ». C'est une édition édulcorée (le journal est prude) qui ne satisfait guère Balzac. Le roman s'ouvre maintenant sur Guérande.

– Fin 1839, édition originale, 2 vol. in-8, chez Souverain, en trois parties (« Une famille patriarcale », « Une femme célèbre », « Rivalité ») et 28 chapitres sous le titre Béatrix ou les Amours forcés, Scènes de la vie privée, avec une préface inédite et la rectification de date : « février 1839 ». Les épreuves, venues du Siècle, sont conservées à la Bibliothèque municipale de Tours, Ms 1742).

– Novembre 1842 : Insertion dans La Comédie humaine, chez Furne, au tome III des Scènes de la vie privée. Suppression de la préface, la date, et de la division chapitres. Balzac supprime aussi, à la fin, ce qui risquait de trop anticiper sur une suite, qu'il prévoit alors.

2) 1844-1845

– Cette suite Balzac l'envisage fin 1843 sous le titre Sabine (LHB I, 759) ou  Sabine de Grandlieu (ibid., 13 janvier 1844, 776). Il la rédige courant janvier 1844, et envisage comme titre Les Malices d'une femme vertueuse qui deviendra Les Petits manèges d'une femme vertueuse pour la publication en feuilleton dans Le Messager, du 24 décembre 1844 au 23 janvier 1845. Les allusions politiques ne figurent pas dans Le Messager. La composition vaut aussi pour la librairie Chlendowski, qui se réserve la possibilité de choisir un titre et de céder les droits. Ce sera Journal d'une lune de miel puis simplement  La Lune de miel, 2 vol, in-8, doublés d'une édition identique (20 mai) chez Souverain. Le manuscrit (et des épreuves partielles) sont à Lovenjoul (Lov. A 7), quelques variantes par rapport au Messager, notamment pour les titres de chapitres et la division.

– Enfin, en novembre 1845, c'est l'insertion dans La Comédie humaine (éd. Furne), en tête du tome IV des Scènes de la vie privée, sous le titre « Béatrix (dernière partie) » après la Béatrix de la fin du Tome III. Plus de division en chapitres et le roman porte à la fin une date  globale : « 1838-1845 ».

– Le Furne corrigé introduit le titre « Un adultère rétrospectif » (au lieu de « dernière partie »), et procède à quelques retouches dont la suppression de la dernière phrase (ce qui entraîne quelque incertitude sur le geste final de Calyste).

 

III. PERSONNAGES

– Béatrix-Maximilienne-Rose de Rochefide : née de Castéran, elle impose son prénom BEATRIX (« un titre qui vaut un livre », Corr., III, 539). Elle est tout aussi capable de perfidie que de sublimation. Elle abandonne son mari Arthur de Rochefide pour le compositeur italien (Gennaro Conti). C'est dans la « dernière partie » de son roman qu'elle cède à Calyste. Elle reviendra à son mari après un détour par La Palférine (Un prince de la bohème). Elle hante les salons balzaciens (Sarrasine, Autre étude de femme, Une fille d'Eve). C'est dans le Furne de 1842 que son nom initial de Rochegude est transformé en Rochefide (est-ce pour que Sabine puisse la nommer « Rocheperfide » ?).

– Gaudebert-Calyste-Louis DU GUENIC :est un « magnifique rejeton de la noblesse bretonne », fils du baron Du Guénic, muré dans ses traditions, et de son épouse irlandaise Fannny O'Brien, une mère tendre.

– Sabine de GRANDLIEU : fille du duc et de la duchesse Grandlieu, épouse de Calyste. Une fraîcheur bretonne. Elle est brune, comme Béatrix est blonde. Solide, elle nourrit son premier fils, et sans doute aussi l'autre enfant qu'elle attend à la fin du roman. Elle a trop d'amour pour Calyste, mais aussi des ressources, au point de faire parfois jeu égal avec Béatrix.

– Camille MAUPIN :  voir des Touches.

– Le marquis de ROCHEFIDE : voir Béatrix.

– Aurélie SCHONTZ : c'est un nom de guerre pris par Joséphine Schontz - fille d'un colonel d'Empire, élevée à Saint-Denis avec les demoiselles de la Légion d'honneur - quand elle se lança dans la carrière de courtisane. Maîtresse et amie de coeur de Lousteau (La Muse du département), elle le quitte pour Arthur ; elle a appris à gérer sa vie et cherche à faire une fin : elle trouvera (on trouvera pour elle) Fabien du Ronceret, en échange d'Arthur.

– Félicité des TOUCHES : connue d'autre part sous le nom de Camille Maupin (un écrivain véritable, et un écrivain à succès, ce qui est rare dans La Comédie humaine). Une femme libre, qui choisit ses amants (dont Conti et Claude Vignon), et tient au salon célèbre, faubourg Saint-Germain, avant et après Juillet, sans marquer de rupture. Elle se donne à l'ordre de Saint-François de Sales. On l'a rencontrée notamment, dans Illusions perdues, Honorine, La Muse du département.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Balzac nous a habitués à son enthousiasme créateur, et l'on hésite toujours à prendre ses affirmations au pied de la lettre. Il est certain, cependant, qu'il aime Béatrix, prénom et ouvrage tout ensemble, et l'on doit accorder quelque attention à ce qu'il en dit : « Une oeuvre extraordinaire quoique simple » (Corr., III, 539). Il s'agit alors (1839) de la première Béatrix. Quant à la seconde (dernière partie) au cours de prépublication dans Le Messager : « La fin de Béatrix a un succès prodigieux, et sur lequel je ne comptais pas » (LHB II, 10), et encore : « Mme de Girardin dit que c'est mon chef-d'oeuvre » (ibid., 12). Le succès est certain, même s'il doit beaucoup au scandale et à la curiosité mondaine. Nombre d'abonnés du Siècle protestèrent au nom de la morale, et l'un d'entre eux avoue enlever les pages reproduisant Béatrix pour qu'elles ne tombent pas entre les mains de ses enfants. On cherche Marie d'Agoult derrière Béatrix, Georges Sand derrière Félicité et sans doute aussi Délphine de Girardin derrière Sabine. La « Béatrix » de 1845 n'était donc pas mieux lotie à cet égard, malgré la « retraite » de Félicité. Cependant, hommage de créateur, la structure de La Fanfarlo semble bien reproduire celle d'« un adultère rétrospectif », titre sous lequel Baudelaire venait de lire la troisième partie de Béatrix. Et c'est bien la maîtrise du metteur en scènes qui en impose, par delà les disparités. Peu à peu l'oeuvre, bien que moins commentée que d'autres, est réhabilitée et placée au premier rang. Ainsi Julien Gracq accorde une préférence à ce « roman hors série » (outre une tendresse pour les paysages bretons), ou que Madeleine Fargeaud y reconnaît « un étonnant chef d'oeuvre » (Pl., II, 601). De fait, malgré la différence d'origine et de genèse, les deux récits s'articulent sans rupture, se font écho en multipliant interférences et correspondances, tandis que se poursuivent, inexorables, le déniaisement de Calyste et son apprentissage de la conformité. « Une ampleur de registre à peu près unique » ajoutait Gracq (« Béatrix de Bretagne », dans Préférences, 1961). Le roman rassemble en effet plusieurs matières (la campagne, Paris, la vie privée) et plusieurs manières : (études de femmes, scènes dialoguées, effets de contraste et de « même histoire »). Et voici le dernier commentaire (Anne-Marie Baron, Balzac ou l'auguste mensonge, Nathan, 1998) : « Dans ce roman des masques et des miroirs , la comédie mondaine se joue dans chaque mot et dans le regard muet des robes, des coiffures et des regards ».