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LES COMEDIENS SANS LE SAVOIR

par Florence TERRASSE-RIOU

 

I. L'HISTOIRE

« Voyage de découverte » exécuté dans les rues de Paris, ce texte se veut une observation du mouvement de la capitale prenant la forme d'un récit en zigzag. Le fil conducteur en est simple : Sylvestre Gazonal, un méridional, dirige une manufacture de tissu dans les Pyrénées orientales. Il vient à Paris pour s'occuper d'un procès qui l'oppose à l'administration, au sujet d'un barrage indispensable à sa fabrique. Il y retrouve un sien cousin perdu de vue depuis longtemps, Léon de Lora, devenu un peintre célèbre. Léon entreprend, avec son ami Bixiou, d'initier Gazonal à la vie de Paris et de lui enseigner la capitale. D'où un parcours accéléré, à pied ou en « citadine », ponctué de rencontres, diverses mais précisément choisies : entre autres, une danseuse de l'Opéra, un directeur du journal, un chapelier, une revendeuse à la toilette, un portier, un usurier, un coiffeur, un peintre fouriériste, un policier privé, une cartomancienne, des députés, un pédicure républicain, et deux lorettes pour finir. Le rythme est endiablé, les mots fusent, emplois ou métiers défilent et Gazonal reste ébahi, d'autant plus que ses deux guides sont un peu mystificateurs. On ne saura jamais trop comment Gazonal gagne son procès et récupère son argent, dépensé imprudemment quand il fut saisi par la débauche.

 

II. HISTOIRE (S) DU TEXTE

Particulièrement complexe, l'histoire de cette oeuvre reste assez mal connue, et plusieurs étapes de la rédaction échappent à la critique. Le dossier établi en 1977 par Anne-Marie Meininger (Pl., VII, 1670-1714) demeure un indispensable travail de référence, aussi précis qu'il est possible. Sont également donnés dans cette édition les textes réemployés par Balzac, dans leur état d'origine.

Annoncé dès le 28 janvier 1843 (LHB I, 639) par le projet d'un Voyage de découverte exécuté dans la rue Richelieu, conçu en juin-juillet 1844 sous le titre Le Voyage à Paris, le récit s'inspire également de projets d'articles aux titres évocateurs parmi lesquels: « Tout ce qu'on peut voir en dix minutes sur le boulevard des Italiens », « Comme quoi tout est possible à Paris », « Les Comédies qu'on peut voir gratis à Paris », « petits articles très drôles, (...) tous spirituels et comiques » (LHB I, 403, 25-30 août 1844, et Lov. A 102, f° 3 v° pour d'autres titres). Le texte des Comédiens sans le savoir aurait été écrit dans la seconde quinzaine d'août 1844 : dans une page décisive à cet égard (Lov. A 1, f° 4 v°) figurent des titres comme Voyages d'un enfant perdu dans Paris ou Les Boulevards à vol d'oiseau. Il est important d'insister sur le fait que le récit était conçu d'emblée de façon très liée.

Il n'y a pas de manuscrit, mais un jeu d'épreuves (Lov. A 60) dans lequel un document a été finalement récupéré pour Le Cousin Pons (Lov. A 47, fos 3-4).

– Dans le registre du pré-original il faut mentionner la publication de deux articles dans Le Diable à Paris, en septembre et octobre 1844 (« Le Petit Père Fromenteau » et « Une marchande à la toilette ») et d'un dans Le Siècle, le 17 août 1845 (« Le Luther des chapeaux »).

– Prépublication dans Le Courrier français en huit feuilletons du 14 au 24 avril 1846, dans une version qui comporte 29 chapitres et dont est tiré à part en mai, un vol. in-4.

– Edition originale chez Furne, qui reprend l'ensemble dans le tome XII de La Comédie humaine, au tome IV des Scènes de la vie parisienne en 1846.

– Seconde édition sous le titre Le Provincial à Paris, en deux volumes in-8, édition négociée avec Chlendowski dès mars 1845 et finalement réalisée par Roux et Cassanet en 1847 ou 1848. Mais la version donnée est antérieure à celle de l'édition Furne. Par rapport au feuilleton, l'insertion d'articles, l'addition d'alinéas et de chapitres supplémentaires gonflent considérablement le texte. Un des projets auquel Balzac songe, simultanément, était un recueil  intitulé La Mayonnaise.

– Le Furne corrigé porte la mention « mettre ici l'ajouté », mais sans le texte de cet ajout. La critique balzacienne admet aujourd'hui, à la suite d'Antony Pugh (A.B. 1967) qu'il s'agit du chapitre XXX du Provincial à Paris, intitulé Un grand littérateur et donc du personnage de Chodoreille. Il est reproduit dans les transcriptions et notes des Bibliophiles de l'originale (XII, 31-34), et inséré à sa place dans l'édition de la Pléiade.

 

III. PERSONNAGES

On pourrait se contenter de dresser la liste des « comédiens sans le savoir » dans leur ordre d'apparition et d'y repérer les reparaissants, plus ou moins attendus dans une scène de la vie parisienne. Mais ce serait répéter le texte, et il y a beaucoup de nouveaux venus, le temps d'une silhouette, dans cette parade où chaque personnage est à la fois singulier et typique, une « curiosité » et une utilité sociale, prêt à être reversé dans le personnel de La Comédie humaine. Voici l'inventaire alphabétique des nommés, où l'on prélèvera quelques échantillons, en commençant toutefois par les protagonistes : les deux marionnettistes et leur ami Gazonal.

Bixiou, Bridau (Joseph), Cabot (dit Marius), Cadine (Jenny), Canalis, Carabine, Cérizet, [Chodoreille], Dubourdieu, Du Bruel, Du Tillet, Mme Fontaine, Fromenteau, Gaillard, Mme Gaillard, Gazonal, Giraud, Léon de Lora (dit Mistigris), Mme Mahuchet, Malaga, Massol, Masson (Publicola), Mlle Ninette, Mme Nourrisson, Nucingen, Rastignac, Ravenouillet, Schinner, Trailles, Vauvinet, Vignon, Vital.

– Jean-Jacques BIXIOU : il est bien connu dans La Comédie humaine, dont il est le caricaturiste attitré. Pour ses débuts voir La Rabouilleuse et Les Employés. Il est ici en situation : c'est en quelque sorte le préposé aux croquis – ou leur caution.

– Jenny CADINE : alias Séraphine Sinet, elle incarne ici la lorette, avec Carabine. On en saura plus sur elle dans La Cousine Bette : « Une rareté dans le grand genre », estime en experte Madame Nourrisson, entremetteuse qui exerce également dans Splendeurs et misères des courtisanes. Bonne fille au demeurant, qui saura émerveiller Gazonal : « Ah ! quelle femme !... ».

– Madame FONTAINE : tireuse de cartes et chiromancienne, aidée d'une poule noire et d'un énorme crapaud nommé Astaroth. Ses tarifs : 5 F, 10 F et le grand jeu pour 100 F. Gazonal trouve que « cinque francs, c'est déjà bienne assez cherre ».

– Sylvestre Palafox-Castel-GAZONAL : c'est lui le prétexte de cette folle journée, commencée au Café de Paris et prolongée pour lui par quelques nuits de rêve dans les bras de Jenny Cadine. L'accent méridional de ce quinquagénaire bon vivant fait merveille et ses questions ne manquent jamais leur effet. Le trait de génie est d'en avoir fait le cousin de Léon de Lora.

–Léon Didas y LORA : avec lui, c'est le retour (attendu) de Mistigris (Un début dans la vie). Le rapin est devenu un grand paysagiste, membre de l'Institut, riche de surcroît, et suffisamment connu pour que son nom ait été retrouvé par Gazonal dans un journal local. Il reprend, à 39 ans, ses facéties de jeune homme et émaille la farandole de ses calembours.

– Publicola MASSON : pédicure et républicain, comme l'indique son prénom, auteur d'un Traité de corporistique. Il ressemble à Marat et, soigne les cors par correspondance. Balzac paraît avoir songé à lui donner plus d'importance avec des Lettres d'Agricola ou des Lettres capitales de Publicola (Lov. 115, fos 22 et suiv.).

– RAVENOUILLET : portier 112, rue de Richelieu. Son nom sent la loge ; il gère les affaires de ses 71 locataires au mieux de ses intérêts.

– VAUVINET : usurier bon garçon, qui tient officine boulevard des Italiens et prend ses obligés par la taille ; c'est par amitié qu'il ne demande à Bixiou que 20% d'intérêt. Il revient dans Le Cousin Pons.

– VITAL : « le Luther des chapeaux », car il les « réforme », selon le mot de Lora-Mistigris. Créateur entre autres de la coiffure « juste-milieu ».

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'étonnant de ce texte est qu'il tienne la distance sans s'essouffler, qu'il résiste à la lecture (que reste-t-il d'une « revue » écrite ?) et se maintienne dans une logique narrative, qu'il multiplie les silhouettes sans les énumérer ni les répéter. On songe à Perec (à partir de « ce qu'on peut voir en dix minutes au passage de l'Opéra »), à un inventaire à la Prévert, ou plutôt à du Labiche. Dans cette comédie des « curiosités » de Paris, les mots, les personnes, les choses et les situations appellent le théâtre. Mais le metteur en scène est là pour régler le ballet des êtres et des apparences, quelles que soient la fantaisie d'écriture, la liberté de ton, la désinvolture de la composition. Ces « Curiosités » humaines devaient faire partie de la « Comédie » humaine. Le fil conducteur de l'itinéraire est prétexte à une rétrospective burlesque. La galerie de portraits aligne types et figurants, dans un souci d'effets de contrastes saisissants, de clairs et d'obscurs. Ces comédiens sont ceux d'une humanité très manipulée en un saisissant kaléidoscope.