UN DEBUT DANS LE VIE

par José-Luis DIAZ

 

I. L'HISTOIRE

C'est l'histoire d'un jeune niais, Oscar Husson, que sa mère, Mme Clapart en secondes noces, soucieuse de son avenir, a réussi à faire inviter au château de Presles, résidence de campagne du puissant comte de Sérisy, grâce à l'appui du régisseur du domaine, M. Moreau, dont cette « Aspasie du Directoire » a été autrefois la maîtresse. La première partie du roman se passe dans la diligence qui conduit le benêt à sa destination.

S'engage une conversation blagueuse entre les occupants de la voiture, Oscar, deux jeunes peintres, Léon de Lora (dit Mistigris) et Joseph Bridau, un clerc de notaire, Georges Marest, le père Léger, un gros homme « du poids de cent vingt kilogramme au moins » et un inconnu qu'on appelle M. Lecomte. Chacun des jeunes gens y va de sa hâblerie. Georges raconte ses héroïques campagnes de la guerre d'Algérie ; Joseph se fait passer pour le grand peintre Schinner ; Oscar joue au fils de famille, se vante de ses hautes relations, et, pour mieux persuader ses compagnons, leur fait des révélations sur les infortunes conjugales du comte de Sérisy et sur sa maladie de peau secrète. Catastrophe : le comte de Sérisy était dans la voiture, incognito. On imagine la déconvenue quand tous se retrouvent à Presles, à la table du comte, qu'aucun d'entre eux n'avait jamais vu auparavant. Si Léon en est quitte pour méditer sur le « Danger des mystifications », Georges, qui a égaré de précieux dossiers dans la voiture, sera renvoyé par son patron, maître Crottat. Quant à Oscar Husson, sa carrière paraît brisée. Le comte a compris que seul son régisseur pouvait être à l'origine des indiscrétions le concernant.

La seconde partie du roman consistera alors à montrer comment, à force de ténacité, Oscar va parvenir à redresser la situation. Le chemin qu'il est forcé de choisir est celui de la carrière militaire, avec des services en Algérie. Au cours d'une escarmouche avec les Arabes, il délivre héroïquement le vicomte de Sérisy, fils du comte. Rentré en France, le colonel Husson finira par obtenir une perception grâce à l'appui de M. de Sérisy.

Dans la « voiture à Pierrotin » modernisée, la dernière partie du roman voit réunis, quatorze ans après, la plupart des personnages du premier voyage : Georges, ruiné est maintenant courtier d'assurances, Joseph Bridau, reconnu grand peintre, va se marier avec la fille du père Léger. Mais fait aussi partie du voyage le baron de Canalis, pair de France, accompagné de sa femme, la fille de l'ancien régisseur du comte, M. Moreau, qui est entre-temps devenu le richissime député de l'Oise. Belle occasion pour le narrateur de méditer sur la vitesse du progrès et sur les aléas de la fortune.

Quant à Oscar, flanqué de sa mère, Mme Clappart, il rejoint sa perception. Homme ordinaire et déjà rassis, « se tenant toujours, comme son gouvernement, dans un juste milieu », c'est, dit le narrateur pour conclure, « le bourgeois moderne »…

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

C'est à un conte écrit et publié bien plus tard par sa soeur Laure que Balzac doit la matière d'Un début dans la vie. La comparaison entre Le Voyage en coucou et le récit de Balzac est une de ces bonnes fortunes que nous réserve trop rarement l'étude des sources : détenir à la fois l'esquisse estimable et le chef-d'oeuvre (dans Pl., I, 1447-1468, Pierre Barbéris donne l'intégralité de la nouvelle de Laure parue en 1854 dans Le Compagnon du foyer).

Entre ces deux extrêmes, nombreuses ont été les étapes.

– 1841. Rédaction primitive, en vue d'une publication dans Le Musée des familles, d'une nouvelle (Les Jeunes Gens, puis Le Voyage en coucou d'après le conte donné par Laure à son frère) qui ne devait pas dépasser 3.000 lignes, d'après les recommandations du directeur, Piquée. Elle ne fut pas publiée soit parce que devenue trop longue en cours de rédaction, soit par pudibonderie de la revue.

– 1842. Balzac reprend son texte et ses épreuves (Lov. A 230) et se donne plus d'espace en publiant son récit (14 chapitres) en feuilleton dans La Législature, du 26 juillet au 6 septembre, sous le titre Le Danger des mystifications. C'est sous ce titre que parurent la même année trois contrefaçons belges.

– 1844. Muni de son titre définitif, ce roman paraîtra chez Dumont, en juin, dans une version fort proche de celle de La Législature, en deux volumes in-8°. Le second volume est complété par La Fausse Maîtresse.
– 1845. Deuxième édition dans La Comédie humaine, éd. Furne, au tome IV des Scènes de la vie privée, après Honorine. Quelques corrections, et l'arsenal des proverbes burlesques de Mistigris est alors complété.

– Le Furne corrigé a été assez soigneusement revu et ajoute encore trois proverbes au répertoire :

  1. Les petits poissons font les grandes rivières


  2. On a vu des rois épousseter des bergères


  3. Chacun pèche pour son serin

On lira dans Pl., I, 1441-43, un dénouement improvisé sur placards, auquel Balzac renoncera, pour mesurer l'évolution du sens.

 

III. PERSONNAGES

– Joseph BRIDAU : il a 23 ans. L'élève de Schinner garde ici suffisamment de jeunesse et d'imprudence pour jouer au grand artiste et se faire passer pour son maître. Sa vie entière est dans La Rabouilleuse.

– Mme CLAPART : la mère d'Oscar. C'est elle qui eut une vie aventureuse : épouse de Husson, qui se suicide en 1802, maîtresse de Barras sous le Directoire puis de Moreau ; Clapart, une nullité, son second époux, sera tué par hasard dans l'attentat de Fieschi, le 28 avril 1835. Ses épreuves l'ont conduite à « la piété la plus sévère ».

– Oscar HUSSON : « de la Cerisaie » dit ironiquement le comte de Sérizy. Personnage à la fois simple et complexe, un peu encombré par une mère possessive. Devant les forfanteries de  ses compagnons de voyage, auxquelles il semble croire, le « petit jeune homme » (19 ans) ne veut pas être en reste et risque un numéro d'aristocrate. Il s'agit pour le récit de le conduire d'une « honnête médiocrité » à l'incarnation du « juste milieu », 15 ans plus tard. Entre temps il aura gagné la rosette et perdu un bras, et il épousera la fille de Pierrotin.

– Léon Didas y LORA : connu ici par son surnom de rapin  Mistigris. C'est l'ami et le comparse de Joseph Bridau qui joue au maître avec lui. Il a 16 ans et s'est fait, à l'atelier, une spécialité : la manipulation des proverbes. Il fait ses débuts dans Un ménage de garçons (La Rabouilleuse), on le retrouve, en 1845 (Les Comédiens sans le savoir), paysagiste célèbre, membre de l'Institut  et riche de vingt mille francs de rente.

– PIERROTIN :  un surnom plutôt qu'un nom. Le récit est aussi celui de la « voiture à Pierrotin », du coucou à L'Hirondelle.

– Comte Hugret de SÉRIZY : Outre son rôle d'hôte et de démystificateur, il rattache le roman à l'ensemble de La Comédie humaine par ses nombreuses relations et la parenté étendue de sa femme (une Ronquerolles).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

C'est à Oscar Husson que revient la conclusion de ce parcours, qui le concerne plus particulièrement, dans ce qui est sans doute le plus flaubertien peut être des romans de Balzac. Et pas seulement pour la place qu'y tient la blague. En fait un Charle Bovary avant la lettre, que « les duretés de la carrière militaire » auront formé, sans le déformer. « Devenu sage et capable, il fut heureux ». Signe des temps : plus question de rêver à des entrées dans la vie illusionnées et glorieuses. La monarchie de Juillet ne peut avoir que des débutants qui lui ressemblent. Un début dans la vie sera donc le récit des enfances prosaïques d'un futur percepteur de province, anti-héros par excellence : mauvais en classe, têtu, vaniteux, « fils à maman ». La petite surprise, la géniale concession faite à la stéréoscopie, c'est que ce niais sera contraint de trouver au fond de lui des qualités de substitution : une sorte de « génie de la médiocrité » qui lui permettra malgré tout de « réussir ». Loin de se contenter de braquer le projecteur sur de mesquines jalousies, le narrateur prend occasion de la visite à Presles pour faire entrevoir tout un arrière-monde socio-économique d'intrigues provinciales, dont le régisseur Moreau est le moteur et le comte la victime. Comme souvent chez Balzac, une délicieuse campagne verdoyante se voit ainsi bientôt transformée en un pandemonium de crimes et de vices de tous ordres, économiques, politiques, passionnels. De même, le souci de l'historien social est à l'oeuvre dans le soin mis à décrire les avatars du commerce des coucous et des diligences sur cette ligne Paris-l'Isle-Adam qu'il connaît bien pour l'avoir lui-même souvent empruntée en 1817-1821, lorsqu'il se rendait tous les étés chez son vieil ami Villiers la Faye. Mais, loin de se contenter d'un simple exposé d'économie, Balzac dote d'une humanité véritable les personnages-clés de cet univers, et il différencie ses trois jeunes gens du siècle, qui deviennent finalement ce qu'ils sont, et dont l'itinéraire témoigne du passage du temps sous la Monarchie bourgeoise, où tout finit par se mettre en ordre, quels qu'aient été les fantasmes, les écarts et les éclats.