LE DEPUTE D'ARCIS

par Bernard LEUILLIOT

 

I. L'HISTOIRE

Nous sommes en province, en 1839, à Arcis-sur-Aube, soit à « un quart de lieue » des terres de Cinq-Cygne, cadre, sous le Consulat et sous l'Empire, d'Une ténébreuse affaire. On y assiste à l'« enfantement » par une petite ville de son député. Il s'agit de pourvoir au remplacement de François Keller, banquier parisien, régulièrement nommé depuis vingt ans. Celui-ci soutient, pour lui succéder, la candidature – libérale-ministérielle – de son fils Charles. Quelques habitants, se voulant indépendants de cette « servitude électorale », décident de lui opposer un des leurs, l'avocat Simon Giguet. Celui-ci compte aussi que son élection lui vaudra d'obtenir la main de Cécile Beauvisage, la plus riche héritière du pays. Nous assistons à la réunion électorale que tient chez sa tante le nouveau candidat. L'annonce de la mort, en Algérie, de Charles Keller fait fonction de coup de théâtre. La disparition du candidat officiel donne l'avantage au parti de Simon Giguet. A Paris, cependant, Rastignac, pour la seconde fois ministre, Maxime de Trailles confie une mission à Arcis, à charge pour lui de rétablir la situation, en se portant éventuellement candidat, avec la perspective d'un riche mariage. L'arrivée de « l'inconnu » à Arcis fait le sujet des conversations à la soirée donnée par Mme Marion. Le roman est inachevé. On apprend indirectement et par allusion le succès de Beauvisage, devenu candidat (La Cousine Bette, 1846) et le mariage de Maxime avec Cécile (Béatrix, 1845). Le nouvel élu devait abandonner son siège au profit de Maxime. L'histoire de cette « élection en province » se serait donc achevée par le triomphe de Maxime de Trailles.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Conçu en 1839, plusieurs fois recommencé jusqu'en 1843 et finalement repris en 1847, Le Député d'Arcis n'a pas été terminé, du moins par Balzac.

–  Balzac dresse, en mai 1839 et sous le titre de « L'élection en Province. / Histoire de 1838 », une première liste de personnages, accompagnée d'indications concernant les possibles décomptes du scrutin (Lov. A 55 ; Pl., VIII, 1595-1596). Nous sommes – en mai 1839 – au lendemain de l'élection législative du 2 mars, consécutive à la dissolution de la Chambre (2 février). Elle fut remportée par la « coalition » de centre-gauche, menée par Thiers et Guizot, associés au parti du « mouvement », d'Odilon Barrot. On notera le déplacement, dans ce premier temps, de la date de l'épisode en 1838.

–  Balzac, dès 1839, tente de placer son futur roman. L'étude, par Colin Smethurst, des manuscrits qui nous sont parvenus (Lov. A 3 et A 55), et dont aucun ne fournit un texte complet, permet d'identifier une première et brève campagne de rédaction, plus ou moins contemporaine de ces démarches. C'est d'abord – conçu comme « avant-scène » – un développement consacré à Maxime de Trailles, et à la mission que lui confie Rastignac, jusqu'à son départ pour Troyes (Pl., VIII, 803, var.a). La préface de Pierrette (Souverain, 1840) annonça son mariage, celui d'« un de nos plus terribles célibataires ».

–  Le 29 novembre 1841, le directeur du Siècle déclare « compter sur Une élection en Champagne » (Corr., IV, 345). Mais c'est Albert Savarus que le journal publie, du 29 mai au 11 juin 1842, histoire d'un « ambitieux par amour » et d'une candidature avortée aux élections législatives. Balzac y a transposé du côté de Besançon quelques lieux-dits de l'arrondissement de Troyes. Une excursion à Arcis – « pour voir le pays, car j'y mets la scène du roman que je fais » (LHB I, 593 ; 12 juillet 1842) – témoigne d'un regain d'intérêt pour le roman à faire. Elle se situe probablement entre l'annonce, le 12 juin 1842, d'une nouvelle dissolution et la tenue des élections qui suivirent, du 9 au 11 juillet. « J'ai commencé, écrit Balzac le 25 août, Un ambitieux malgré lui » (LHB I, 600). Le titre de la nouvelle autobiographique d'Albert Savarus – L'Ambitieux par amour – aura inspiré ce nouvel intitulé, qui figure en tête d'un début finalement abandonné : « L'ambitieux malgré lui / Histoire de 1839 / Chap. Ier / L'avenue des Soupirs » (Lov. A 3 ; Pl., VIII, 1598-1601). Un traité passé le 16 novembre 1842 pour plusieurs romans, dont Un député de province et Les Paysans, restera sans suite : « Le libraire ne veut pas de politique » (LHB I, 649 ; 2 mars 1843). Mais ce sont surtout les difficultés rencontrées qui conduisent à un nouveau renoncement : « J'ai renoncé au Député d'Arcis. C'était trop long et trop difficile » (LHB I, 654 ; 19 mars 1843).

– Balzac passe enfin contrat, le 18 mars 1847, avec L'Union monarchique, pour l'« insertion » du Député d'Arcis : « vingt-cinq à trente feuilles de la justification de La Comédie humaine », dont il n'exclut pas de réduire ou d'augmenter la matière, jusqu'à vingt ou trente feuilles supplémentaires (Corr., V, 202-204). Soit de 400 à 960 pages, entre 4 et 10 fois la longueur de ce qui en fut écrit et publié. Autant dire aussi que le roman ainsi vendu, comme si souvent, restait à écrire. Nous n'en connaîtrons jamais que les 17 chapitres parus, non sans interruptions, du 7 avril au 3 mai 1847, dans L'Union monarchique. Il ne reprendra jamais son récit, dont il fit détruire les épreuves, celles qui subsistaient du Député d'Arcis et celles d'autres romans : « Elles étaient tellement mêlées qu'aucune puissance humaine n'auraient pu les mettre en ordre » (LHB II, 937 ; 29 juillet 1848). Le roman ne paraîtra en volume qu'après la mort de Balzac, « terminé par M. Ch. Rabou » (de Potter, 4 vol. in-8, novembre 1854). Le texte de Balzac s'arrête à la page 65 du tome II. On doit au même Rabou 9 volumes de « suites » (Le Comte de Sallenauve, 5 vol., 1855 ; La Famille Beauvisage, 4 vol., 1855), à l'exemple d'un usage si fréquent au XVIIIe siècle. Charles Rabou avait collaboré, avec Balzac et Philarète Chasles, au volume des Contes bruns (1832).

 

III. PERSONNAGES

On notera d'abord le réemploi du personnel d'Une ténébreuse affaire, dans ses descendants (Giguet, Goulard, Michu, Violette) ou ses survivants (Malin de Gondreville, Me Grevin). Enfin des personnages relais (Diane de Cadignan, Du Tillet, la marquise d'Espard) sont là pour assurer la connexion avec d'autres romans.

– Philéas BEAUVISAGE : né en 1792. Fils d'un fermier des Simeuse, il avait épousé la fille, née Grévin, d'un de leurs plus cruels ennemis. Elu député d'Arcis en 1839 (La Cousine Bette, 1846). Le personnage n'est pas sans rappeler ceux de Joseph Prudhomme et de Jérôme Paturot (Colin Smethurst). On peut penser aussi au Mitouflet de la Monographie du rentier (1839). Rédigée en février 1840, la préface du Cabinet des Antiques cite le titre d'un livre « déjà fort avancé », Les Mitouflet, titre repris et augmenté par Balzac dans sa lettre à Théophile Gautier du 28 avril 1840 (Les Mitouflet, ou L'Election en province).

– Cécile BEAUVISAGE : née en 1820. Fille adultérine de Mme Beauvisage et du vicomte de Chargeboeuf, c'est « la plus riche héritière du département » (« lady Crésus »). Elle épousa, vers 1841, Maxime de Trailles (Béatrix, 1845).

– Vicomte René-Melchior de CHARGEBOEUF : sous-préfet d'Arcis en 1815. Issu de la branche aînée, mais désargentée, d'une vieille famille champenoise, dont la branche cadette, plus fortunée, était de Cinq-Cygne. Amant de Mme Beauvisage et père de Cécile. Muté à Sancerre en 1820, à la demande de Laurence de Cinq-Cygne, il y fréquenta le salon de Mme de La Baudraye (La Muse du département, 1843).

– Simon GIGUET : avocat. Fils du colonel d'Une ténébreuse affaire et candidat, contre Charles Keller, des « électeurs indépendants ».

– Malin, comte de GONDREVILLE : quatre-vingts ans en 1839 ou soixante-dix ans en 1833. Organisé par les sbires de Fouché (Corentin et Peyrade), son enlèvement avait donné lieu, en 1806, au procès qui aboutit à la condamnation de Michu et des quatre cousins apparentés Cinq-Cygne (Une ténébreuse affaire, 1841).

– Antonin GOULARD : sous-préfet d'Arcis en 1839 et prétendant de Cécile Beauvisage. Fils d'un ancien piqueur des Cinq-Cygne, maire de Cinq-Cygne en 1803 (Une ténébreuse affaire, 1841).

– Me GREVIN : ancien notaire, et ami d'enfance de Malin de Gondreville. Agé de 76 ans en 1839, il « s'essayait à l'état de cadavre ». Chef de l'opposition libérale, il espérait marier Cécile Beauvisage, sa petite-fille, à Charles Keller.

– Comte François KELLER : banquier, ami de Nucingen et gendre de Malin de Gondreville. Député d'Arcis-sur-Aube depuis 1816, fait comte et pair en 1839, il entendait laisser son siège à son fils, Charles. L'invention de son personnage, dont le modèle passe pour avoir été le banquier Laffitte, remonte à César Birotteau (1837). Il avait été, sous la Restauration, régent de la Banque de France, et orateur de la gauche à la Chambre (Le Cabinet des Antiques, 1839), « défenseur des droits du peuple » (Les Paysans, 1844). Liquidateur, en 1819, de la faillite Grandet, avec des Grassins (Eugénie Grandet, Pl., III, 1143, var. b, où il s'agit d'une variante de Furne (1843), en remplacement d'une désignation anonyme dans l'édition originale).

– Comtesse François KELLER : née Bouvry (La Duchesse de Langeais, 1833-1834 ; Pl., V, 1014, var. a), puis Grandville (ibid., Furne, 1843) et pour finir Malin de Gondreville (Splendeurs et misères des courtisanes, de Potter, 1844 ; Pl., VI, 1844, var. b. – Le Cabinet des Antiques, Furne, 1844 ; Pl., IV, 981, var. e).

– Vicomte Charles KELLER : fils des précédents. Chef d'escadron attaché à l'état-major, en Algérie, du duc d'Orléans. La nouvelle de sa mort, à trente ans, parvient à Arcis le jour de la réunion électorale de Simon Giguet. Son monument funéraire, au Père-Lachaise, représentent les trois glorieuses, « l'Armée, la Finance et la Famille », se trouve dans Le Cousin Pons (1847).

– Frédéric MAREST : clerc chez Desroches en 1825 (Un début dans la vie, 1842), devenu procureur du roi, et prétendant évincé de Cécile Beauvisage. Juge d'instruction à Paris en 1838, il avait instruit la plainte du docteur Halpersohn contre le jeune Auguste de Mergi (L'Envers de l'histoire contemporaine, 1848).

– François MICHU : fils de l'ancien garde des Simeuse, guillotiné en 1806 (Une ténébreuse affaire, 1841). Reçu avocat en 1816, il est nommé, en 1827, procureur à Arcis-sur-Aube. Juge-suppléant à Alençon, il avait participé à l'instruction du procès Desgrignon (Le Cabinet des Antiques, Furne, 1844, où son personnage remplace celui, dans l'édition originale (1839), de « M. de Grandville » ; Pl., IV, 1061, var. a).

– Eugène-Louis de RASTIGNAC : ancien pensionnaire, en 1819, de la pension Vauquer (Le Père Goriot, 1835), gendre du baron de Nucingen et pour la seconde fois ministre en 1839. Balzac a donné sa « biographie » dans la préface d'Une fille d'Eve (1839).

– Comte Maxime de TRAILLES : c'est le « prince des mauvais sujets de Paris », et l'un des Treize, omniprésent dans La Comédie humaine. Après avoir « mangé » sa fortune, il avait « dévoré » celle de la Belle Hollandaise, Sarah van Gobseck (César Birotteau, 1837), et « causé les malheurs » de Mme de Restaud, née Anastasie Goriot (Le Père Goriot, 1835). Au bord de la ruine, il ne songe plus, en 1839, qu'à « faire une fin ». Il épousa Cécile Beauvisage (Béatrix, 1845).

– Jean VIOLETTE : fabricant de bas. Son père, en 1806, avait accusé les Simeuse et Michu d'avoir organisé l'enlèvement de Gondreville (Une ténébreuse affaire, 1841).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Aussi bien son état d'inachèvement que la façon dont il a été publié jusqu'en 1901, mêlé aux suites de Rabou, n'ont pas assuré beaucoup d'audience au Député d'Arcis. Sa place dans la section, un peu mince, des Scènes de la vie politique, paraît naturelle, d'autant plus qu'il forme ensemble, à 35 ans de distance (en temps « réel ») avec Une ténébreuse affaire. Pourtant Balzac avait d'abord songé aux Scènes de la vie de province (le territoire des élections par excellence) et plus curieusement à la série des Célibataires à cause de Maxime de Trailles, qui doit bien « faire une fin ». Matière peu romanesque en soi, le motif des élections intéresse et concerne Balzac à bien des titres, y compris ses anciennes velléités de candidature. Il concentre le politique, offre tout un réseau d'intrigues, d'alliances et de calculs, familières aux experts (narrateur et personnages)  de La Comédie humaine et donne occasion de tenir sa partie dans les débats et les polémiques sur la politique en régime constitutionnel. On peut donc s'interroger sur les raisons intrinsèques à l'inachèvement car la fatigue n'explique pas tout : au-delà du sujet, conjoncture défavorable en 1843 comme en 1847 ? – (c'est à une autre échelle que s'opèrent les grandes manoeuvres de la classe politique) ; mauvais choix du support ? –  : les lecteurs de L'Union monarchique auraient été choqués par la vulgarité du ton et du propos (Pl., VIII, 713), alors que Balzac donnait en même temps La Dernière Incarnation de Vautrin à La Presse et Le Cousin Pons au Constitutionnel. Le plus probable est le développement autonome du projet qui prenait peu à peu, dans l'imagination du romancier, les proportions trop gigantesques d'un endroit de l'Histoire contemporaine.