L'ENFANT MAUDIT

par Charles GRIVEL

 

I. L'HISTOIRE

Deux scènes hautes en couleur : celle de l'accouchement de Jeanne d'Hérouville, dont les suites seront tragiques, et celle de l'amour irrésistible d'Etienne, le mal né, l'« enfant maudit », pour Gabrielle, la fille du « rebouteur » Beauvouloir. Nous nous trouvons sur la côte normande à la fin d'un 16e siècle barbare. Le drame vient du père, le comte d'Hérouville, dont l'orgueil de caste est insigne, de même que sa proverbiale laideur. Il est vieux, sa femme a dix-huit ans, les circonstances liées à la guerre civile font que celle-ci a dû se résoudre à ne plus aimer Georges de Chaverny, un joli jeune homme, son cousin, mais huguenot. Le mari jaloux soupçonne à tort sa vertueuse épouse et ne se reconnaît pas dans l'enfant qui naît de leur union, mais avant terme, chétif et mignon - il deviendra en grandissant poète, amateur de fleurs et musicien -, tout le contraire de ce qu'il est. Le malheur s'installe : Etienne vit hors du monde dans une maison de pêcheur en intime correspondance avec l'Océan. La naissance d'un second fils, Maximilien, cette fois-ci tout à l'image antipathique du père, ne modifiera pas le cours du destin. La mère morte, le frère mort, tout l'amour d'un père de 76 ans qui entend voir continuer sa lignée se reporte sur lui. Le « rebouteur » Beauvouloir qui a obtenu de le préparer à sa façon au mariage lui fait rencontrer sa propre fille, un miracle de délicatesse et de beauté, dont la constitution et le sort lui paraissent analogues. Le plan réussit trop bien : les deux jeunes gens s'aiment éperdument dès le premier regard. Cependant le vieux duc, qui a jeté son dévolu pour Etienne sur une héritière de la famille de Grandlieu, se laisse aller à la dernière extrémité : il lève un « fer » sur Gabrielle ; le cœur d'Etienne cède sous l'emprise de la terreur, et son amie tombe morte avec lui.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

L'Enfant maudit est daté de Paris 1831-1836. Ce sont les dates de la publication des deux parties constituant ce récit, l'édition complète qui les donne ensemble ayant vu le jour, pour sa part, en 1837. Mais des manuscrits du fonds Lovenjoul (A 69, fos 2-5) font état d'un premier projet de 1826 ou 1827 déjà. On ne possède ni manuscrit ni état préparatoire de la première version imprimée de la première partie du roman (1831). Pour la seconde partie, on dispose de deux manuscrits fragmentaires (A 69, fos 14-18, A 67, fos 1-33), ainsi que de placards et épreuves préparatoires au texte de la Chronique de Paris (1836) (A 67, fos 34-117). Par ailleurs, les dossiers rassemblent des épreuves corrigées préparatoires de 1835 à l'édition de l'œuvre complète au sein des Etudes philosophiques, qui finalement paraîtra en 1837 (A 66, fos 1-427, A 68, fos 2-80).

–  Première publication en revue : Revue des Deux Mondes, janvier 1831, p.134-184. Le texte comprend la première partie de l'ouvrage et les cinq premières pages de la seconde ; il est alors divisé en 3 chapitres.

–  Première édition collective (collective) : L'Enfant maudit, dans Romans et contes philosophiques, Tome III, p.1-96, Gosselin, septembre 1831.

–  Deuxième édition collective : L'Enfant maudit, dans Contes philosophiques, Gosselin, juin 1832.

– Troisième édition collective : L'Enfant maudit, dans Romans et contes philosophiques, Gosselin, mars 1833.

Ces trois éditions et la Revue des Deux mondes donnent la même délimitation du texte.

–  Nouvelle publication en revue : La Perle brisée dans Chronique de Paris, 9 et 16 octobre 1836 (tome III, p.265-270 et 282-288). Ce texte comprend la suite de la seconde partie jusqu'à la fin du roman ; les principales corrections de la seconde partie sont faites sur les épreuves préparatoires à cette édition.

–  Première édition complète collective : L'Enfant maudit, dans Etudes philosophiques. Tome XV et XVI (complété par Une Passion dans le désert), Delloye et Lecou, 1837 (marquée Werdet, 1836). C'est en vue de cette édition que Balzac reprend véritablement son texte. (D'une édition préparée pour Werdet 1835, mais non publiée, ne subsistent que les épreuves.)

–  Deuxième édition complète collective : L'Enfant maudit, dans La Comédie Humaine. Tome XV (Etudes philosophiques, tome II), Furne, 1845. (Dédicace à Madame la baronne James Rothschild).

–  Troisième édition complète collective : L'Enfant maudit, à la suite de La Femme de soixante ans. Tome III, Roux et Cassanet, 1847.

– On ne relève sur le Furne corrigé aucune correction concernant cet ouvrage, malgré plusieurs coquilles de cette édition.

 

III. PERSONNAGES

–  Antoine BEAUVOULOIR : nommé « rebouteur » dans les campagnes normandes, en fait accoucheur réputé et bon médecin. Hérouville le fait enlever pour qu'il accouche clandestinement son épouse, puis l'installe au château. Il épouse la fille naturelle de la Belle Hollandais, une Marana, maîtresse du duc, qui sera donc la mère de Gabrielle.

–  Comte d'HÉROUVILLE : dit le terrible maréchal dans Modeste Mignon où l'on rencontre de nombreux descendants de la famille, l'une des plus grandes de France en 1823 (Les Paysans), apparentée à celle des Grandlieu. C'est Louis XIII que le fait duc. 50 ans en 1591 : c'est donc à 76 ans qu'il épousera la jeune Mlle de Grandlieu, qu'il destinait à son fils et assurera par elle l'avenir de sa lignée.

–  Jeanne d'HÉROUVILLE : née de Saint-Savin. Elle a 18 ans quand on l'oblige à épouser Hérouville alors qu'elle aimait son cousin Georges de Chaverny.

–  Etienne d'HÉROUVILLE : leur fils (1591-1617), un prématuré né à 7 mois. Duc de Nivron à la mort de son frère cadet, Maximilien, tué à Paris lors des troubles civils. Il ne lui suivra guère et son idylle avec Gabrielle n'aura duré que 5 mois.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'Enfant maudit est l'un de ses nombreux textes limites, aux marges de La Comédie humaine, mais qui lui appartiennent en profondeur. Un texte piégé en quelque sorte, à la fois conte de terreur et écrit mystique, qui ne se laisse pas réduire à une seule lecture. La nouvelle évolue par étapes d'un projet de roman historique vers la pure étude philosophique, en fonction de la destinée de deux amants séraphiques. L'œuvre est donc, paradoxalement, tout à fait dans la mouvance de Louis Lambert et de Séraphîta, et donc, pour son auteur, l'occasion des plus intimes méditations sur les drames secrets des familles, et surtout d'une rêverie philosophique sur l'union du physique et du moral et le travail inconscient de la pensée. Etienne n'a-t-il pas été conçu, imaginairement, par le dernier regard de l'« amant », qui « darda toute sa vie » ainsi, à l'infortunée Jeanne-Étienne devient peu à peu illégitime, au point de ressembler au fiancé mythique. Dès l'âge de 18 mois la terreur que lui inspire son père le rejette ver une union exclusive et quasi incestueuse à sa mère. Il vit régressivement en symbiose avec la nature. Lui et Gabrielle, petite fille de prostituée et créature angélique, « la perle brisée », accomplissent en somme le couple androgyne, corps et âmes mêlés : « Ils réalisèrent le délicieux rêve de Platon, il n'y avait qu'un être divinisé ». Il reste que le provocant et frénétique « Je vous épouserai, moi ! » du vieux père, devant les corps des jeunes gens, n'en finit par de retentir à l'oreille du lecteur.