L'ENVERS DE L'HISTOIRE CONTEMPORAINE

par Bernard LEUILLIOT

 

I. L'HISTOIRE

Première partie : « Madame de La Chanterie »

L'oeuvre est en deux parties, dont la première, par récits rétrospectifs, introduit à l'action principale : l'« initiation » d'un jeune bourgeois à la « vivante image de la Charité ». Nous sommes en 1836, à Paris. Le jeune Godefroid, en proie à la « maladie du siècle », choisit de redonner « un sens à sa vie » en s'imposant de « vivre à l'écart ». La lecture d'une petite annonce fait de lui, par hasard, le pensionnaire, rue Chanoinesse, dans l'île de la Cité, de la baronne de La Chanterie. Il réalise alors sa fortune, paie ses dettes et place le reste de ses capitaux chez Frédéric Mongenod, qui se trouve être aussi le banquier de la baronne. Sa nouvelle vie est marquée par la rencontre des autres pensionnaires. Godefroid obtient de « M. Alain » qu'il lui raconte son « aventure ». Celui-ci ne se pardonne pas d'avoir longtemps douté de l'honnêteté d'un ami, père de Frédéric Mongenod. Le « repentir » décida de son affiliation à la société charitable des Frères de la Consolation, établie rue Chanoinesse et fondée, sous la Restauration, par le juge Popinot et Mme de La Chanterie. Un mot malheureux de Godefroid en faveur de la peine de mort et l'effet qu'il produit sur la baronne rendent nécessaire une explication, qui fait l'objet d'un deuxième récit de M. Alain. Impliquées, sous l'Empire, dans le procès dit des « chauffeurs de Mortagne », Mme de La Chanterie et sa fille avaient été respectivement condamnées à la prison et à la peine de mort, à la suite d'un réquisitoire féroce du procureur de Caen, le baron Bourlac. Les progrès accomplis par Godefroid le rendent digne d'une « initiation ».

Deuxième partie : « L'Initié. »

Godefroid est chargé d'enquêter sur un certain « M. Bernard », qui vit misérablement, rue Notre-Dame-des-Champs, avec sa fille, Vanda de Mergi, atteinte d'une mystérieuse maladie (la « plique polonaise »), et son petit-fils, Auguste. Qui est M. Bernard ? On apprendra qu'il n'est autre que le baron Bourlac. Les Frères de la Consolation ne lui refuseront pas leur aide. Cependant qu'appelé par Godefroid, le docteur Halpersohn guérit Vanda, leur intervention permet l'édition de son grand ouvrage de jurisprudence, L'Esprit des lois modernes, qui lui vaut une chaire en Sorbonne. Une indiscrétion de Godefroid lui révèle l'identité sinon l'adresse de sa bienfaitrice et ancienne victime. Bourlac fait suivre Godefroid par Auguste, son petit-fils. Il se rend alors rue Chanoinesse, où on lui accorde son pardon.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

On distinguera, dans l'histoire du texte, entre deux périodes, correspondant aux deux parties du roman. Lov. A 71 conserve le manuscrit du chapitre III et des épreuves discontinues du chapitre II de la publication préoriginale

1) 1841-1846

Le 1er juin 1841, Balzac fait part à Mme Hanska de son intention de « faire un livre pour le prix Monthyon », décerné chaque année par l'Académie française au « livre le plus utile aux moeurs » (LHB I, 532). Le 30 septembre, l'intention et le titre se précisent : il s'agit, avec Les Frères de la Consolation, de « donner un rival » au Médecin de campagne (LHB I, 541). Probablement contemporaine de la publication, en 1833, du Médecin de campagne, l'esquisse d'un début de roman mettait déjà en scène, sous le titre Les Précepteurs en Dieu, et en première personne (« J'avais trente ans... »), un personnage où il est permis de reconnaître comme une ébauche du jeune Godefroid (Lov. A 194). Félix Davin, dans son « Introduction » aux Etudes philosophiques (1834), avait d'autre part évoqué le projet d'un roman dont le titre figure encore au « Catalogue » de La Comédie humaine : Le Philanthrope et le Chrétien. L'oeuvre appartient d'abord à l'horizon des choses « à faire », jusqu'à la publication, en quatre livraisons échelonnées de septembre 1842 à novembre 1844, dans Le Musée des familles, de la première partie du roman.

1. C'est d'abord, dans la livraison de septembre 1842, mais sans doute rédigé au printemps, et sous le titre Les Méchancetés d'un saint, le premier récit de M. Alain (Furne, XII). Une ébauche nous en a été conservée (Lov.), avec ces titres, entre lesquels hésita Balzac : Robert l'obligé, Les Aveux d'un honnête homme et La Confession.

2. A la fin du texte publié, le jeune Godefroid souhaitait connaître aussi l'histoire de Mme de La Chanterie. Elle se fera attendre deux ans. Au lieu de quoi avait paru, dans la livraison de septembre 1843, et sous le titre de Madame de La Chanterie, le début du roman. L'action était alors située en 1834 (« 1836 » est une variante de Furne).

3. La fin de Madame de la Chanterie, avec son « histoire », ne paraîtra que l'année suivante, dans les livraisons d'octobre et novembre 1844 (Furne, XII). L'idée de rattacher l'histoire de Mme de La Chanterie aux suites, sous l'Empire, de l'aventure chouanne ne fut pas étrangère au projet de réimpression des Chouans (Furne, XIII, 1845).

– Evoquant, dans la préface de la première édition de Splendeurs et misères des courtisanes (de Potter, août 1844), la publication à venir des Frères de la Consolation, l'auteur avait justifié l'appartenance de l'oeuvre aux « Scènes de la vie parisienne » comme étant destinée à servir de « contrepoids » aux « misères affreuses sur lesquelles repose la civilisation parisienne » : « En commençant les Scènes de la vie parisienne par Les Treize, l'auteur se promettait bien de les terminer par la même idée, celle de l'association, faite au profit de la charité, comme l'autre au profit du plaisir ». Le « premier épisode » – « Madame de La Chanterie » – parut dans le tome XII de La Comédie humaine (Furne, août 1846), mais en conclusion des « Scènes de la vie politique », et sous son nouveau titre, devenu définitif, de L'Envers de l'histoire contemporaine.

– On notera enfin la publication quasi simultanée de La Femme de soixante ans (Gabriel Roux et Cassanet, 2 vol. in-8). Il s'agit d'une version devenue autonome de ce qui ailleurs est présenté comme le « premier épisode » d'un roman à suivre. Hormis la division en 55 chapitres, le texte en est pratiquement identique à celui de La Comédie humaine.

– Les corrections apportées par Balzac à son exemplaire de l'édition Furne sont de pure forme. Signalons seulement qu'il crut devoir supprimer le dernier alinéa : « Godefroid baissa la tête ».

2) 1846-1848

C'est à Wierzchownia et à l'automne 1847 que, pour l'essentiel, il écrira L'Initié, deuxième partie de L'Envers de l'histoire contemporaine. D'autres titres avaient été envisagés, tels que La Chasse aux malheureux ou L'Ecole des bienfaiteurs. L'Initié paraîtra finalement dans Le Spectateur républicain, considéré par Balzac comme un « journal de Cavaignac » (à Mme Hanska, 7 août 1848 Les trois premiers numéros 29-31 juillet 1848 – anniversaire des « rois glorieuses » !). réimpriment Madame de La Chanterie. La publication de L'Initié, en dix-huit chapitres, commence le 1er août et se poursuit (non sans interruptions) jusqu'au 3 septembre. Balzac ne fut jamais payé.

La « deuxième partie » de son dernier roman ne paraîtra en volume que quatre ans après sa mort, en 1854 (L'Initié, de Potter, 2 vol. in-8), avant sa reprise au tome XVIII de La Comédie humaine (Houssiaux, 1855). On notera que Balzac avait envisagé de rendre L'Envers de l'histoire contemporaine aux « Scènes de la vie parisienne » (Roger Pierrot, « Les enseignements du Furne corrigé », A.B. 1965, 295-296).

 

III. PERSONNAGES

– Me Jérôme-Sébastien BORDIN : procureur au Châtelet avant la Révolution (Un début dans la vie, 1842). Avocat, en 1806, des Simeuse et des Hauteserre dans le procès en enlèvement du conseiller Malin (Une ténébreuse affaire, 1841), et défenseur, au procès des « chauffeurs de Mortagne », de la fille de Mme de La Chanterie.

– Baron BOURLAC (Alias Bernard) : procureur général près la Cour spéciale de justice criminelle de Caen, il avait rédigé l'acte d'accusation des inculpés au procès des « chauffeurs de Mortagne ». Conseiller et protecteur du comte de Montcornet (Les Paysans, 1844).

– Baron Bernard-Polydore BRYOND DES TOURS-MINIERES : il avait épousé, en 1807, la fille de Mme de La Chanterie. Membre, sous le nom de Contenson, de la police politique, il joue un rôle important dans la première partie de Splendeurs et misères des courtisanes (1844), où il est chargé, en 1829, de retrouver Esther Gobseck. Il meurt en 1830, assassiné par Jacques Collin, alias Vautrin, alias Trompe-la-Mort.

– Comtesse puis marquise Laurence de CINQ-CYGNE : familière de Mme de La Chanterie et l'une des sommités aristocratiques du faubourg Saint-Germain, c'est aussi l'héroïne d'Une Ténébreuse affaire (1841).

– Chevalier Charles-Amédée-Louis-Joseph Rifoël DU VISSARD : présenté par le baron Bourlac comme « la pensée du complot » des « chauffeurs de Mortagne », puis introduit dans la nouvelle version des Chouans (Furne, 1845 ; Pl., VIII, 1051, var. h), ce devait être le héros d'« un roman sur Georges Cadoudal » (à Mme Hanska, 4 janvier 1847), ébauché sous le titre de Mademoiselle du Vissard ou la France sous le Consulat (Pl., XII, 621-648).

– GODEFROID : orphelin d'un père « détaillant », à qui « l'économie avait fait faire une sorte de fortune », et de sa mère récemment disparue, il est âgé, en 1836, « d'environ trente ans », mais en paraît quarante, et nous ne saurons jamais que son « nom de baptême », son prénom. Il lui appartiendra, après son « initiation » de tenir les comptes des Frères de la Consolation.

– Frédéric MAREST : clerc chez Desroches en 1825 (Un début dans la vie, 1842), devenu procureur, et prétendant évincé de Cécile Beauvisage à Arcis (Le Député d'Arcis, 1847).

– Baronne Lechantre de LA CHANTERIE : née Barbe-Philiberte de Champignelles en 1772, issue de la branche cadette d'une des premières familles de la Basse-Normandie (La Femme abandonnée, 1832). Co-fondatrice des Frères de la Consolation, elle créa, en 1840, une autre association charitable, à laquelle elle associa la baronne Hulot (La Cousine Bette, 1846).

– MONGENOD :  « obligé » de M. Alain. Balzac lui donne 28 ans en 1798, mais le fait mourir en 1827, à soixante-trois ans. Banquier des Frères de la Consolation, comme de Philippe Bridau (La Rabouilleuse, 1841-1842), de Mme de La Baudraye (La Muse du département, 1843) et de Charles Mignon (Modeste Mignon, 1844). Le nom de Mongenod se substitue, dans l'édition Furne, à ceux de Luc Sullivan (L'Interdiction, 1836 ; Pl., III, 444, var. b) et de Chiffreville (César Birotteau, 1837 ; Pl., VI, 263, var. a).

– Marquis Nicolas de MONTAURAN : colonel de gendarmerie en retraite et Frère de la Consolation. C'est le frère du marquis Alphonse de Montauran, autrement dit le Gars, désigné par le comte de Lille comme chef des Chouans en 1799 (Le Dernier Chouan, 1829). Il tiendra à assister aux obsèques, en 1841, du maréchal Hulot (La Cousine Bette, 1846).

– Victor de VERNISSET : jeune poète de l'école de Canalis (Modeste Mignon, 1844) et « obligé » de Mme de La Chanterie. 

– Abbé de VEZE : grand vicaire de Notre-Dame et Frère de la Consolation. Son passé est évoqué dans les ébauches du Prêtre catholique (1833-1834).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Venait-il à contretemps ou hors du temps, ce roman à thèse en partie posthume, roman de la résignation, de l'expiation (aux accents maiestriens), de la mémoire légitimiste, de la pathologie nerveuse ? Ce roman de la nuit qui ne dédaigne ni les ressources du secret ni les manières du feuilleton n'a pas suscité de nombreux commentaires et son interprétation demeure aujourd'hui hésitante, pour le genre et controversée pour le sens. En bref, faut-il y croire ou non ?  Les positions sont tranchées, pour le non I. Tournier (Cahier de Fontenay, 1986), ainsi pour le oui, Arlette Michel (A.B. 1990) et Jeannine Guichardet insistait dans son introduction (Pl., VIII, 187-215) sur les ambiguïtés du texte.

L'Envers de l'histoire contemporaine doit beaucoup à son titre : l'oeuvre est plus souvent citée que lue, et sans doute parfois à contresens, puisque l'envers est ici le bien, tout autant que la détresse morale et la misère matérielle, déjà fort présentes à l'endroit. Mais le roman est à contre-siècle, comme on est à contre-jour : au coeur de l'ancien Paris, à l'ombre de la cathédrale, dans l'île de la Cité ( promise aussi chez Zola à un avenir romanesque) l'histoire est arrêtée dans la remémoration du passé. C'est un peu le passé fictif de La Comédie humaine puisque les Chouans sont de retour, et la « ténébreuse affaire » des années impériales. Un Cabinet des Antiques également. On voudrait ne pas voir quelque malice satirique dans l'évocation d'un rituel de la sainteté. Certes l'opposition de la philanthropie et de la charité (comme de la « loi » et des « moeurs ») constitue bien une des idées-forces du roman. Et c'est à un frère de l'Ordre de la Consolation que l'avenir appartient. Est-ce un congé définitif donné à la société, décidément irrécupérable ? Mais écriture sous influence aussi ; on ne peut s'empêcher de penser que Balzac en fait exprès un peu trop, au moins dans la seconde partie, et il est difficile de ne pas soupçonner quelque malice parodique dans la scène finale du pardon, avec ses effets mélodramatiques et son angélisme sulpicien. Reste le cas Vanda, une aubaine pour la psychiatrie, relevant toujours du syndrome de la pensée qui tue, et ici aboie.