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ETUDE DE FEMME

par Florence TERRASSE-RIOU

 

I. L'HISTOIRE

Eugène de Rastignac envoie par erreur une brûlante lettre d'amour à une femme vertueuse, la marquise de Listomère. Comment va-t-elle réagir ? D'abord destinée à la presse féminine, puisqu'elle parut dans le périodique La Mode en mars 1830, cette nouvelle exploite une situation vaudevillesque des plus classiques : le quiproquo. La vertu de la marquise de Listomère, ainsi mise à l'épreuve, serait-elle moins inébranlable qu'on ne le croit ? Balzac montre comment  « l'esprit de la Restauration » impose à la marquise des concessions risquées : vouloir concilier la dévotion et la mondanité, c'est courir le risque de se compromettre. Ce court récit fut d'abord signé de « l'auteur de la Physiologie du mariage », et l'on y retrouve bien la tonalité propre à un livre qui avait fait scandale : le parti pris comique et l'humour sarcastique y reposent sur une forme de didactique cynique.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

On ne connaît pas de manuscrit d'Etude de femme, mais six folios d'épreuves pour l'éditeur Furne ont été conservés (Lov. A 16).

– 12 mars 1830 : première publication dans La Mode.

– Septembre 1831 : première édition, édit. Gosselin, dans Romans et contes philosophiques, au tome III de leur deuxième édition en 3 volumes in-8 : texte identique à celui de La Mode

– Mai 1835 : deuxième édition, édit. Mme Béchet, dans le quatrième volume des Scènes de la vie parisienne, dans Etudes de moeurs au XIXe siècle, sous le nouveau titre Profil de marquise. Parmi divers titres cancellés, Jeannine Guichardet pense également que celui de Distraction était destiné à notre texte. (Pl., II, 1275). De nombreux changements de noms de personnages interviennent.

– Décembre 1839 : troisième édition, édit. Charpentier dans Scènes de la vie parisienne, « nouvelle édition revue et corrigée » (en fait, identique à Béchet) – en 2 volumes in-16, dans le deuxième volume, toujours sous le titre Profil de marquise.

– Juin 1842 : quatrième édition, édition Furne dans La Comédie humaine, dans le tome I, premier volume des Scènes de la vie privée, cette fois à nouveau sous le titre Etude de femme. Le texte ne comporte aucune correction dans le Furne corrigé. 

 

III. PERSONNAGES

– Marquis de BEAUSÉANT : comme il est « un peu parent » de Rastignac, la marquise de Listomère espère rencontrer le jeune homme chez lui. (Il apparaît dans ce texte dans la deuxième édition, d'où le changement du lien de parenté. Auparavant, le « marquis de L. » était l'oncle de Rastignac.) Galant homme, homme de cour, il est présent dans Le Père Goriot pour ce qu'il respecte « l'union morganatique » de sa femme avec le marquis d'Ajuda-Pinto.

– Horace BIANCHON : médecin, personnage essentiel dans La Comédie humaine, ami de Rastignac, il joue ici, comme souvent, un rôle de narrateur privilégié. Il n'apparaît que dans l'édition Furne de 1842.

– JOSEPH : valet de chambre de Rastignac. « Fidèle domestique », il est aussi à son service dans La Peau de chagrin.

– Marquis de LISTOMERE : c'est « un homme assez insignifiant ». « Député, il ne parle jamais, mais il vote bien ; il se comporte dans son ménage comme à la Chambre. Aussi passe-t-il pour être le meilleur mari de France. » Il n'apparaît sous ce nom que dans l'édition de 1835.

– Marquise de LISTOMERE : née Vandenesse. « Elevée dans l'esprit de la Restauration », « elle offre une image du temps présent, qui semble avoir pris le mot de Légalité pour épitaphe ». « En ce moment, elle est vertueuse par calcul, ou par goût peut-être. Mariée depuis sept ans au marquis de Listomère. » Elle n'apparaît sous ce nom que dans l'édition de 1835.

– Madame de MORTSAUF. : le frère de la marquise de Listomère, Félix de Vandenesse, est amoureux d'elle. Elle est l'héroïne du Lys dans la vallée (1835). Elle n'apparaît ici que dans l'édition Furne de 1842.

– Madame de NUCINGEN : maîtresse de Rastignac, son histoire est racontée dans Le Père Goriot (1834). Elle n'apparaît ici sous ce nom que dans l'édition de 1835.

– Eugène de RASTIGNAC : personnage essentiel de La Comédie humaine. Ses débuts dans le monde sont racontés dans Le Père Goriot (1834). Ce n'est donc que dans l'édition de 1835 d'Etude de femme qu'il apparaît sous ce nom.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Bien que rattachée à La Comédie humaine, cette oeuvre fort brève est souvent considérée comme mineure. On lit ici un Balzac « historien des boudoirs », selon l'expression de Jeannine Guichardet dans son introduction pour l'édition de La Pléiade. Pour Pierre Barbéris (dans Balzac et le mal du siècle, Gallimard, 1970, t. II, p. 1691), c'est une nouvelle « immobile » car la révolution de Juillet 1830 n'est pas encore venue remettre en cause « l'esprit » de la Restauration. On sent pourtant dans ce texte l'attente d'une remise en question : le personnage de Mme de Listomère est représenté comme une forteresse qui vacille. A la fin de la lecture de la lettre de Rastignac, elle laisse tomber ses bras « comme une personne fatiguée » : la marquise est mariée et vertueuse depuis sept ans et autour d'elle, « quelques femmes attendent pour la juger le moment où M. de Listomère sera pair de France, et où elle aura trente-six ans ». Le rapport au temps semble donc être celui de l'attente d'une limite : la situation est sur le point de basculer ; le changement est désormais imminent. Le personnage de la marquise apparaît comme déjà un peu décalé. Ses repères et ses systèmes de valeurs sont déstabilisés par cette mésaventure. La parodie de l'échange amoureux acquiert des accents grinçants dont l'amertume peut surprendre. Rêveries involontaires, lapsus calami, et « art » et « bonheur » de « tisonner » nourrissent une réflexion étonnante sur la « cristallisation » de l'amour, célèbre expression de Stendhal dans De l'amour citée ici par Balzac.