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GOBSECK

par Didier MALEUVRE

I. L'HISTOIRE

Un soir qu'il est en compagnie de la vicomtesse de Grandlieu et de sa fille, l'avoué Derville raconte une histoire de jeunesse. Il espère ainsi édifier la jeune Camille de Grandlieu qui nourrit un penchant pour un prétendant désargenté, le comte Ernest de Restaud. Derville évoque le temps où il avait pour voisin un vieil homme dénommé Jean-Esther van Gobseck, usurier hors du commun. Corsaire, capitaliste ou moraliste, ce prêteur sur gages a derrière lui une vie d'aventures pendant laquelle il a acquis sur l'existence une philosophie dominée par l'argent et l'économie d'énergie. C'est grâce à un emprunt usuraire auprès du Papa Gobseck que Derville, alors simple clerc, achète sa charge d'avoué. Un jour il amène chez Gobseck une connaissance, le comte Maxime de Trailles, dandy sans honneur, qui exerce une emprise totale sur son amante, la comtesse de Restaud. Elle ruine pour lui son époux. C'est la mise en gage d'une parure de diamants inestimable qui pousse chez l'usurier Maxime, Anastasie de Restaud et Derville, témoin impuissant de la transaction. Cependant le comte de Restaud, soucieux de recouvrer les bijoux de sa famille, aliène sa fortune à fonds perdu pour racheter la parure, marché qui rend Gobseck bientôt maître des biens et de l'hôtel des Restaud. Plus tard le comte, usé et accablé par le chagrin, se meurt : il sait sa femme infidèle et a tiré d'elle l'aveu qu'il n'est le père de leurs deux plus jeunes enfants. Sur le conseil de Derville, il établit en héritier son fils Ernest, mais pourvoie aussi au sort des deux autres enfants. Convaincue que son mari entend la destituer, Anastasie détruit tout de suite le testament sans le lire, sur le lit de mort de son mari. Derville lui apprend qu'elle vient de ruiner l'avenir de ses deux enfants. Des années plus tard, Gobseck meurt, possesseur de la fortune des Restaud, entouré du butin considérable de ses opérations. Il lègue à une obscure arrière petite-nièce son immense fortune mais restitue au jeune comte Ernest de Restaud sa richesse familiale. Cette fortune permettra sans doute à Ernest d'épouser Camille de Grandlieu. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Aucun document, dans la correspondance de Balzac ou dans les témoignages, ne permet de dater la conception et la composition du texte. Il reste un manuscrit morcellé et incomplet (Lov. A 54). La première ébauche de l'intrigue de Gobseck paraît le 6 mars 1830 dans La Mode (t. II, p. 222 à 231) sous le titre L'Usurier, avec le surtitre Moeurs parisiennes. La nouvelle est reproduite quelques mois plus tard, dans Le Voleur du 10 août 1830.

– En avril 1830, la première édition contrôlée par Balzac paraît sous le titre Les Dangers de l'inconduite, dans le tome premier des Scènes de la vie privée (Mame-Delaunay et Vallée). Le titre semble indiquer que le sujet principal de l'histoire repose sur le drame familial provoqué par la dissipation d'Anastasie de Restaud.

– Un deuxième tirage du texte, sans modifications, paraît chez les mêmes éditeurs en mai 1832.

– La « troisième » édition voit le jour sous le titre Papa Gobseck, dans le tome premier des Scènes de la vie parisienne, tome IX des Etudes de moeurs au XIXe siècle, publié en novembre 1835 chez Mme Béchet. Outre le changement de titre, Balzac revoit le texte : il introduit l'existence de La Torpille, arrière petite-nièce de Gobseck. Il consolide le personnage de Gobseck et modifie le dénouement : tandis que Les Dangers de l'Inconduite faisait de lui un député, le vieillard meurt ici de sa passion dévorante pour le gain.

– La quatrième édition paraît chez Charpentier en décembre 1839, sous le même titre et sans modifications au texte.

– La cinquième édition (Furne, septembre 1842) paraît sous son titre final Gobseck dans Scènes de la vie privée, au tome II de la Comédie humaine. Le texte porte une chaleureuse dédicace à Barchou de Penhoën, son ancien camarade de collège, datée de 1840. Balzac y supprime la division en chapitres et présente un texte continu. Quelques corrections minimes dans le Furne corrigé.

 

III. PERSONNAGES

– Jean-Esther GOBSECK : né à Anvers d'une juive et d'un Hollandais. Voyageur, usurier, il se fait le fidéi-commis des biens et de l'hôtel de Restaud. Goriot lui règle un billet émis par sa fille Anastasie dans Le Père Goriot. Il a pour nièce une Sarah van Gobseck, surnommée la Belle Hollandaise, prostituée dans La Cousine Bette, et mère d'Esther, « la Torpille », qui se suicide avant de recevoir en héritage les sept millions de son arrière grand-oncle (Splendeurs et misères des courtisanes).

– DERVILLE : avoué. Narrateur de Gobseck, il rétablit la fortune de la vicomtesse de Grandlieu et veille à la fortune des Restaud. Il vient en aide au héros éponyme dans Le Colonel Chabert et plaide la réhabilitation de César dans César Birotteau. Il est aussi l'avoué du père Goriot qui le prie d'arranger les affaires de sa fille Delphine de Nucingen. Dans Un début dans la vie, il est l'avoué du comte de Sérisy et de Félix de Vandenesse. Il est chargé d'une enquête sur la fortune de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Enfin, Derville marie sa fille à un procureur dans Les Méfaits d'un procureur du Roi. Avant l'édition de 1835, Derville est désigné du nom d'Emile M.

– Vicomtesse de GRANDLIEU : rétablie dans sa fortune par Derville qui gagne son procès contre l'Etat lors du retour des Bourbons. Elle assiste à une soirée chez Mlle des Touches dans Le Cabinet des Antiques, et accueille la comtesse Félix de Vandenesse après la révolution de Juillet dans Une Fille d'Eve.

– Comtesse Anastasie de RESTAUD : fille aînée du père Goriot, mère dévouée, maîtresse de Maxime de Trailles dont elle paie les dettes. C'est sur elle que Rastignac dirige d'abord ses intentions amoureuses dans Le Père Goriot. Elle donne un bal dans La Maison Nucingen et reçoit la comtesse Foedora dans La Peau de Chagrin. C'est dans l'édition de 1835, après la rédaction du Père Goriot, que Balzac baptise la comtesse de Restaud du prénom d'Anastasie.

– Comte de RESTAUD : mari malheureux. Dans Le Père Goriot, il fait avouer à sa femme que, de leurs trois enfants, seul l'aîné Ernest est véritablement son fils.

– Comte Maxime de TRAILLES : vicomte anonyme avant l'édition de 1835. Il est « l'infâme cancer » qui gruge la belle Hollandaise dans La Cousine Bette et Splendeurs et misères des Courtisanes. Rastignac devine son intimité avec Anastasie de Restaud dans Le Père Goriot. Enfin il accède à un poste de député ministériel (Les Comédiens sans le savoir) et est en passe de devenir ambassadeur dans La Femme auteur.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

La Comédie humaine connaît plusieurs vieillards détenteurs de savoirs et de pouvoirs inquiétants, et dotés d'une longévité peu commune. Gobseck est l'un des avatars de l'antiquaire de La Peau de chagrin, auprès de Derville-Raphaël. Mais le texte Gobseck est d'abord l'écriture d'un nom, qui concentre en lui l'énergie du personnage et produit des visions de béance et d'avalement. C'est l'équivalent phonétique de sa signature en « gueule de requin », dont l'autographe est reproduit dans Les Employés : un personnage littéralement dévorant, qui excède le type et écrase l'oeuvre de sa personnalité. Non pas l'usurier, mais le virtuose de l'usure, qui pratique l'usure comme un art, et incarne le pouvoir de l'or, jusqu'au fantastique. Sa fin est une apothéose baroque. Du reste, à sa manière, d'une grande probité. Mentor de Derville, il lui apprend les mécanismes du monde, tout en le dispensant de reconnaissance. Il existe deux hommes en lui : il est à la fois petit et grand, avare et philosophe, théoricien de l'argent qui « imprime le mouvement » à la vie. Sa fin est une apothéose baroque, au-delà de toute morale. C'est donc aussi un double de Balzac, « à qui le romancier délègue ses pouvoirs » (A.-M. Baron, Balzac et l'auguste mensonge, Nathan, 1998, p. 135) : « croyez-vous que ce ne soit rien [...] que d'épouser la vie des autres, et de la voir à nu ? [...] Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les coeurs ». C'est un des grands vivants du monde balzacien, hors normes, doué de la seconde vue. Il exprime sans contrainte les fantasmes de la toute puissance, et connaît, dans le secret de sa chambre-cellule, les « jouissances » que procure la connaissance des causes et des principes.