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MAITRE CORNELIUS

Lucienne FRAPPIER-MAZUR

I. L'HISTOIRE

Ce récit se place d'entrée de jeu sous le signe du mystère, mais n'introduit la véritable énigme qu'après un assez long préambule consacré à l'intrigue amoureuse. Dès la première page, Balzac prend prétexte de l'arrière-plan médiéval pour tracer une description fantastique de la cathédrale de Tours, lieu propice à l'ardeur religieuse et aux amours adultères. L'action se passe en 1479 sous le règne de Louis XI. La jeune comtesse de Saint-Vallier, fille naturelle de Louis XI, mariée à un mari vieux, jaloux et sadique, aime en secret Georges d'Estouteville. La demeure des Saint-Vallier jouxte celle de maître Cornélius Hoogworst, négociant flamand et argentier du roi. Suite à une longue série de vols qui n'ont pu être commis que de l'intérieur, cet avare monomane a déjà fait pendre six de ses serviteurs. Un doute plane cependant sur la culpabilité des malheureux. Malgré les risques, le jeune d'Estouteville se fait engager comme apprenti sous un faux nom chez maître Cornélius et, en passant par une cheminée, s'introduit la nuit suivante chez sa bien-aimée. Au matin, maître Cornélius découvre un nouveau vol et fait arrêter le jeune homme. Celui-ci évite de justesse l'exécution grâce à l'intervention de la comtesse auprès du roi son père. Au dénouement, Louis XI, dont Balzac a toujours admiré le génie, résout l'énigme des vols, solution dont nous laissons la surprise au lecteur. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Rédaction durant un séjour à Saché : fin octobre-15 décembre 1831. A la même époque, Balzac rédige Les Joyeulsetez du Roy Loys le unziesme, conte drolatique où l'on voit Louis XI, précisément avec la participation de maître Cornélius, satisfaire les « goûts licencieux » auxquels fait allusion notre conte « philosophique ».

– Edition pré-originale, Revue de Paris, livraisons des 18 et 25 décembre 1831. Le manuscrit a été conservé (Lov. A 126). D'autre part une correspondance avec Amédée Pichot, directeur de La Revue de Paris montre que celui-ci a dû pratiquer plusieurs coupures dans le texte qui, en cours d'épreuves, avait dépassé de plusieurs feuillets l'espace prévu ; ce qui entraîne la colère de Balzac (Corr., I, 631). Le texte publié va jusqu'au bout mais ne porte pas la mention du 4ème chapitre, portée sur le manuscrit.

– Edition originale, Nouveaux contes philosophiques, Gosselin, octobre 1832, un vol. in-8, où Maître Cornélius constitue le premier conte. Le texte initial est rétabli. Il comporte quatre chapitres comme le manuscrit, et ne changera pratiquement plus.

– Deuxième édition, Etudes philosophiques, Werdet, septembre 1836, t. XI (5 vol. in-12). Maître Cornélius ouvre la livraison, devant Jésus-Christ en Flandre. Le texte comporte toujours quatre chapitres.

– Troisième édition, La Comédie humaine, Furne, août 1846, t. XV (t. II des Etudes philosophiques), entre L'Elixir de longue vie et la première partie de Sur Catherine de Médicis (Le Martyr calviniste).

– Le Furne corrigé, pas de correction, mais Balzac prévoit une réorganisation de la disposition des textes : il a intercalé L'Auberge rouge entre Maître Cornélius et Sur Catherine de Médicis, et placé L'Elixir de longue vie après Sur Catherine de Médicis. Maître Cornélius se trouve ainsi entre Un drame au bord de la mer et L'Auberge rouge.

 

III. PERSONNAGES

Exemple exceptionnel de personnages reparaissants entre Les Contes drolatiques et La Comédie humaine : Louis XI, Cornélius Hoogworst et Tristan l'Hermite. On constate d'autre part une proportion élevée de personnes réelles.

– Imbert de BASTARNAY : sire de Montrésor et de Bridoré, personne réelle.

– Hélie de BOURDEILLES : archevêque de Tours, personne réelle.

– CONYNGHAM : le nom de ce capitaine de la garde écossaise du roi évoque celui de Cunningham, qui remplit des fonctions analogues dans Quentin Dcrward de W. Scott.

– Jacques COYCTIER : personne réelle. La présence du médecin du roi est, avec celle de son barbier, Olivier Le Daim, presque de rigueur dans toute évocation de Louis XI (mentionné dans L'Enfant maudit, mais pas comme personnage). 

– Georges d'ESTOUTEVILLE : c'est sous le nom de Philippe Goulenoire qu'il se présente à l'argentier du roi.

– Maître Cornélius HOOGWORST : dit aussi « le torçonnier » ». Il assure la circulation entre les personnages fictifs et les personnes réelles ; il relie l'espace flamand (il est originaire de Gand) et celui de Tours, où il s'est établi ; enfin c'est son cas (le somnambulisme et le « démon moral » qui le pousse au suicide) qui est censé justifier le rattachement du roman aux études philosophiques. Le personnage appartient aussi au registre fantastique et noir. Lui et sa vieille soeur forment un couple qui n'est pas sans faire songer à Eugénie Grandet.

– Tristan L'HERMITE : personne réelle (mentionné ailleurs, mais pas comme personnage).

– LOUIS XI : personne réelle. C'est une licence du conteur que de faire « presque » coïncider sa mort avec celle de maître Cornélius.

– SAINT-VALLIER : comte Aymard de Poitiers, sire de : personne réelle, grand père de Diane de Poitiers,  mais sa filiation est fictive. « Louis XI » n'est peut-être pas étranger à sa mort.

– Marie de Sassenage, comtesse de Saint-Vallier : elle est bien réellement, la première épouse du comte, mais ses aventures sont imaginaires.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le rattachement aux Etudes philosophiques, au reste assez peu convaincant, s'explique par la nature du cas Cornélius. L'histoire se lit avec un intérêt soutenu, grâce au suspense du récit et à l'esquisse de quelques grands thèmes balzaciens : création de l'élément fantastique, alliance de l'amour et de la religion, vue « anthropologique » de la fonction sociale et affective des fêtes ecclésiastiques (comparée à celle de l'opéra au XIXe siècle), réflexions philosophico-politiques et, déjà, auto-dévoration de l'avare monomane le conduisant à la mort, tels, un peu plus tard, Gobseck et Grandet : « jamais le vice ne s'était mieux étreint lui-même. » Maître Cornélius n'est pas l'oeuvre la plus connue de Balzac, ni la plus remarquable, mais vaut cependant le détour, que ce soit pour y retrouver la « griffe » de son auteur, ou pour le simple plaisir de la lecture. Les contemporains le goûtèrent fort. Au XXe siècle, la préface de S. de Sacy (Club Français du Livre, t. X, 1954) y repère admirablement de grands thèmes balzaciens, mais ne lui accorde d'intérêt qu'en fonction de La Comédie humaine. René Guise (Pl., X, 1980) nuance ce jugement un peu péremptoire, offre une étude interne de la nouvelle et fait un rapprochement avec le Louis XI de Hugo dans Notre-Dame de Paris, qui venait de paraître. Madeleine Fargeaud-Ambrière a montré la filiation avec le Quentin Durward de Walter Scott, ainsi que les liens qui se tissent entre le Tours de Maître Cornélius et la Flandre de La Recherche de l'Absolu (Balzac et « La Recherche de l'Absolu », 1968, p. 231-234, 245-248). Nicole Mozet renouvelle le commentaire, soulignant le rôle de la foule populaire, avec son potentiel de violence, et la peinture balzacienne des jeux du pouvoir au sein d'un régime absolutiste (La Ville de province dans l'oeuvre de Balzac, SEDES, 1982, p. 60-63).