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LES MARANA

par Gabrielle CHAMARAT

 

I. L'HISTOIRE

La prise de Tarragone en 1811 introduit dans la maison du drapier Pérez de Lagounia le capitaine Montefiore. Celui-ci a choisi cette demeure à dessein car il sait qu'y habite une jeune fille d'une grande beauté. Don Pérez lui raconte son histoire : c'est la fille d'une prostituée italienne appartenant à la lignée des Marana ; de mère en fille les femmes de cette famille se transmettent un génie particulier à mener une vie libre et passionnée. La Marana a confié à Pérez et à sa femme l'éducation de sa fille Juana ; elle veut en faire une jeune fille vertueuse digne d'un beau mariage. Montefiore entreprend la séduction de Juana et lui promet de l'épouser. La veille du départ du capitaine, la Marana surgit soudain et le découvre dans la chambre de sa fille. Elle veut le tuer mais Montefiore appelle à son secours son ami le quartier-maître Diard. C'est lui qui accepte finalement d'épouser Juana qui ne l'aime pas. Diard abandonne la carrière militaire sans gloire et tente sa chance à Paris dans l'administration. Il échoue à se faire une place dans la société parisienne malgré le succès qu'y rencontre sa femme ; il n'accède à aucune charge faute d'analyse politique. Juana lui conseille d'abandonner ses projets. L'attachement de Mme Diard à son fils Juan, né de son aventure avec Montefiore, plus fort que pour le fils légitime, ramène Diard à une vie dissipée. Il se lance dans une carrière d'homme d'affaires véreux ; quinze ans après son mariage, il se retrouve ruiné. Il emmène alors sa famille à Bordeaux : aux Eaux, dans les Pyrénées, il peut jouer gros jeu. Il gagne en effet jusqu'à l'arrivée de Montefiore qui lui fait perdre la quasi totalité de sa fortune. La fin a toute l'atmosphère d'un conte brun, avec deux cadavres.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Projeté d'abord sous le titre La Marana, le récit s'ébauche moitié par écrit, moitié oralement (Corr., II, 195 ; 15 déc. 1832), et paraîtra donc d'abord en deux parties, à quinze jours d'intervalle, dans La Revue de Paris.

– Le manuscrit (Lov. A 127 ) est constitué de 29 folios dont 13 (et le début du 14e) pour la première partie, comportant elle-même deux divisions, sous-titrées Exposition et Action (qui remplace Le Drame).

– 1832-1833. Revue de Paris, 23 décembre 1832, les deux chapitres sous-titres, correspondant au manuscrit sous le titre général Les Marana, avec l'épigraphe  « Ni musc ni moire » ; 13 janvier 1833, une livraison avec le sous-titrés Histoire de Mme Diard et l'épigraphe : « Il était une vivante et sublime élégie, toujours silencieux, résigné ; toujours souffrant sans pouvoir dire « Je souffre » (Histoire intellectuelle de Louis Lambert).

– 1834. Publication chez Mme Béchet, au tome X des Etudes de moeurs au XIXe siècle, dans les Scènes de la vie parisienne, en 2 chapitres : La Marana et Histoire de Mme Diard. L'épigraphe du titre général est supprimé, celui du chapitre 2 conservé.

– 1846, dans le tome XV de La Comédie Humaine, éd. Furne, dans les Etudes philosophiques, au tome II, entre L'Enfant maudit et Adieu (c'est dans le Catalogue de 1845 qu'il sera déplacé d'un cran, avant Le Réquisitionnaire). Plus de subdivisions internes, plus de sous-titres, plus d'épigraphe. Mais la dédicace « A Madame la comtesse Merlin ».

– Pas d'interventions dans le Furne corrigé.

 

III. PERSONNAGES

– Pierre-François DIARD : quartier-maître du même régiment que MonteFiore, provençal né à Nice, c'est-à-dire en terre piémontaise. 

– Juana de MANCINI : fille de La Marana. Elle a 18 ans en 1811. Elle aura 2 enfants : Juan, fils de Montefiore et Francisque, né 2 ans après le mariage avec Diard.

– La MARANA : fille de joie italienne, chassée de Venise et venue à Tarragone pendant les guerres de la Révolution française. Elle appartient à une lignée de grandes prostituées qui remonte au Moyen-Age. Elle a une fille à qui elle donne le nom de son père, Mancini.

– Le capitaine MONTEFIORE : marquis déchu par son illustre famille milanaise et déporté à l'île d'Elbe pour faire partie du 6e de ligne. Ce régiment est composé d'Italiens jugés non désirables dans la vie civile. Le 6e de ligne est envoyé en Espagne avec les troupes de Napoléon et illustré par le capitaine Bianchi (tué lors de l'assaut de Tarragone, le 9 mai 1811) que connaît Montefiore (dans la Revue de Paris, Balzac signale en note que Bianchi est apparu dans Les Contes bruns ; Une Conversation entre onze heures et minuit).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Les remaniements sont peu nombreux. Le plus important semble être celui que suggère le manuscrit Lov. A 161 bis : le projet initial aurait été une nouvelle brève et la première rédaction aurait donné de la première partie une version plus courte. Le développement de cette première partie entraînait une réduction de la seconde, Histoire de Mme Diard. Cette partie qui devait être centrale justifiait le projet de Balzac de placer la nouvelle dans les Etudes de femme (qui n'aboutirent pas), puis sa publication dans les Scènes de la vie parisienne, en 1834. C'est avec le recul, et en considérant l'ensemble, que Balzac décide de placer le texte dans les Etudes philosophiques. Il reste que cette nouvelle, vive, dense et complexe est assez insolite comme incertaine de son génie et de sa place. Elle mêle les nationalités : italienne, espagnole et française (c'est le Français qui a le mauvais rôle), et joue sur trois lieux (Tarragone, Paris, Bordeaux). C'est de cette ambiguïté même entre scène de moeurs, portrait de femme, étude « philosophique » qu'elle tire son atmosphère et son effet, et à ce titre appartient au registre du conteur noir.