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MEMOIRES DE DEUX JEUNES MARIEES

par Caroline NEZ

 

I. L'HISTOIRE

Mémoires de deux jeunes mariées est un roman épistolaire dont l'action commence en 1823 et s'achève en 1835. Deux jeunes amies : Louise de Chaulieu et Renée de Maucombe quittent le couvent des Carmélites de Blois. Une longue correspondance s'établit entre elles relatant leurs premiers pas dans la société. C'est ici que leurs destinées se séparent. Louise de Chaulieu épouse un Espagnol Felipe Hénarez, baron de Macumer, dont elle est éperdument amoureuse, leur bonheur éblouit les mondains parisiens. Renée de Maucombe qui épouse, sans passion Louis de L'Estorade dans sa Provence natale, donne le jour à trois enfants : Armand-Louis, Jeanne-Athénaïs et René. Dans leur correspondance les deux jeunes femmes échangent à coeur ouvert leurs projets et leurs regrets. Louise de Chaulieu relate sa passion pour Felipe sans pour autant connaître le bonheur d'être mère. Renée partage avec son amie les joies, les angoisses de ses maternités et l'ascension de son mari en politique sous la monarchie de Juillet. En 1829, Felipe de Hénarez, disparaît laissant sa femme dans une profonde tristesse. Cependant, en 1833, Louise de Chaulieu rencontre et épouse secrètement sa nouvelle passion, un homme de lettres, Marie Gaston. A vingt-sept ans, Louise de Chaulieu « aime plus qu'[elle n'est] aimée » et espère enfin découvrir le bonheur loin de la vie parisienne. Cependant, sa jalousie scelle son funeste destin.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Ce roman épistolaire est en réalité la fusion de deux projets qui n'ont jamais vu le jour. Le premier date de 1834 et est intitulé : Mémoires d'une jeune femme (LHB I, 72 et 224), le second est de 1835 et a pour titre : Soeur Marie des Anges. Ces projets restent à l'état d'ébauche et sont conservés dans trois recueils du fonds Lovenjoul (A 203 ; 147 ; 384).

En 1840, Balzac fait part à Mme Hanska de son ambition de composer un roman par lettres : « J'ai aussi sous presse un roman par lettres que j'intitulerai je ne sais comment, car Soeur Marie des Anges est trop long, et ce n'en serait que la 1ère partie » (LHB I, 506). En juin 1841, Balzac écrit à Mme Hanska : « Je viens de finir Mémoires de deux jeunes mariées » (LHB I, 534). Cette affirmation concerne uniquement la rédaction du manuscrit dont il ne reste aucune trace. 

Le 10 novembre 1841, Souverain, l'éditeur de Balzac, autorise la publication en feuilleton dans le journal La Presse, avant l'édition en deux volumes. Le directeur du feuilleton n'hésite pas toutefois à censurer certains mots trop sensuels. L'édition Furne n'a pas tenu compte de cette censure et est restée fidèle au texte original. Du 26 novembre au 6 décembre 1841 sont publiées les lettres I à XXV composant la première partie. Les derniers jours de décembre et les 1er et 3 janvier 1842 s'ajoute la seconde partie (lettres XXVI à XLVII) à laquelle se joint une troisième partie, des lettres XLVIII à LIX. Dans cette version, le roman ne comporte ni préface, ni dédicace, ni date finale.

–  Dans l'édition originale (janvier 1842, 2 vol. in-8), le texte est précédé d'une préface datée : « Aux Jardies, mai 1840 » et de la dédicace à George Sand. Le découpage de La Presse en trois parties est conservé.

–  Pour la seconde édition (le 3 septembre 1842), dans La Comédie humaine, éd. Furne, en tête du tome 2 des Scènes de la vie privée, avant Une fille d'Ève, Balzac élimine la préface, divise le roman en deux parties au lieu de trois et falsifie partiellement la date : « Paris, 1841 ».

–  Il existe une ultime révision du texte sur l'exemplaire personnel de l'auteur, conservé au fonds Lovenjoul sous la cote A18. Canalis remplace M. de Saint-Héreen, les dates des lettres XLVIII, XLIX et LI sont modifiées.

 

III. PERSONNAGES

Rappelons que, dans un roman épistolaire les personnages n'existent que sous le regard, ou en fonction des autres.

– Armande-Louise-Marie de CHAULIEU : fille du duc et de la duchesse de Chaulieu, grande famille du noble faubourg (le père sera ambassadeur en Espagne, et la mère la maîtresse de Canalis). Elle quitte son couvent à 18 ans, en 1823, et fait tout de suite ses débuts dans le monde. Elle a failli devenir Soeur Marie des Anges, et se laisse volontairement mourir à trente ans, en se rendant poitrinaire. Il est question d'elle dans Madame Firmani et dans Béatrix.

– Marie GASTON : le second époux de Louise ; c'est dans La Grenadière que sa biographie se complète.

– Felipe HENAREZ : duc de Soria, baron de Macumer, ce Grand d'Espagne vit en exil à Paris en donnant des leçons d'espagnol au duc de Chaulieu et à sa fille. C'est Talleyrand qui révèle son identité. De Marsay tente de le dissuader d'épouser Louise, mais il se marie aux flambeaux, à minuit, en 1825. Sa mort est évoquée dans Splendeurs et Misères des courtisanes.

– La comtesse Renée de L'ESTORADE (née de Maucombe) :  d'une vieille famille provençale. Au sortir du couvent elle reste provinciale, épouse et mère. Son mari, le comte Louis, est un rescapé de Leipzig, il fait un parcours sans faute : député, pair de France, grand officier de la Légion d'honneur et président de chambre à la Cour des Comptes en 1835. Après la mort de Louis, Renée devient « une des reines de Paris » (La Fausse Maîtresse). Elle reparaît aussi dans Ursule Mirouët, Beatrix et Modeste Mignon.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le titre Mémoires de deux jeunes mariées paraît étrange pour un roman épistolaire, mais le terme « mémoires » était à la mode et l'oeuvre contenait quelques lettres d'homme. A bien des égards ces « Mémoires » reprennent, sur un ton grave, bien des éléments concernant la vie conjugale venant de la Physiologie du mariage ou de l'expérience romanesque. Mais ce n'est plus un « jeune célibataire » qui signe, mais l'amant tourmenté d'une Ève indécise encore, au bord d'un mariage si longtemps fantasmé. La moralité du texte donne à penser : le bonheur est au rendez-vous du mariage à condition que l'on sache gérer son capital d'énergie ; en ce sens Mémoires de deux jeunes mariées est l'équivalent dans le champ des Études de moeurs de ce que représente La Peau de chagrin dans celui des Études philosophiques.

Anne-Marie Baron croit pouvoir retrouver la présence de Balzac dans quatre des protagonistes : Louise et Renée  « incarnations féminines du moi-plaisir et du moi-réalité », Felipe « amant bouillant et passionné », Marie Gaston « génie dramatique pauvre et méconnu » (Balzac ou l'auguste mensonge, Nathan, 1998). Henry James, un connaisseur, avait  préfacé, en 1902 la première traduction anglaise du roman. On s'est intéressé à la présence de George Sand dans le roman qui lui est dédicacé, et aux différents aspects du féminisme chez Balzac (Arlette Michel : « Balzac, juge du féminisme, des Mémoires de deux jeunes mariées à Honorine », A.B. 1973). Mais c'est la technique même et la structure de ce qui demeure un chef-d'oeuvre du roman épistolaire (le dernier ?) qui retient le plus régulièrement l'attention (par exemple : Jean Rousset, Forme et signification, Corti, 1963).