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LA MESSE DE L'ATHEE

par Anne GEISLER

 

I. L'HISTOIRE

Cette nouvelle, au titre paradoxal, retrace un épisode de la vie de Desplein, chirurgien célèbre de l'Hôtel-Dieu. Un jour, Horace Bianchon, le jeune interne que Desplein a sorti de la misère en le prenant sous sa tutelle, découvre que son maître, connu pour son athéisme foncier, assiste à genoux devant l'autel de la Vierge à une messe dans l'Eglise de Saint-Sulpice. Pour comprendre une attitude si contradictoire avec des opinions affichées, Bianchon se fait inspecteur : il relève les indices, interroge, écoute et obtient, sept ans plus tard, de la bouche même de Desplein, l'explication recherchée.

Ce dernier prend à ce moment du récit le relais du narrateur. Remontant aux années noires, où tout jeune étudiant en médecine, il ne mangeait pas à sa faim et où il ne disposait pas même de l'argent nécessaire pour se présenter aux examens, il raconte comment la générosité et l'affection de son voisin de palier, un humble porteur d'eau nommé Bourgeat, avaient pu le sauver et lui permettre de passer l'internat. Mais comment exprimer sa gratitude envers ce « second père », mort trop tôt pour partager les fruits de sa gloire ? Ici, Desplein livre la clef de l'énigme : la messe à laquelle il assiste quatre fois par an depuis plus de vingt ans est une messe qu'il a fondée pour le repos de l'âme de Bourgeat, homme animé d'une foi ardente et pure. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

–  De cette oeuvre dont Balzac affirmait le 18 janvier 1836, l'avoir conçue, écrite et imprimée en une seule nuit » (LHB I, 288), le manuscrit, un cahier non broché de 15 pages, est conservé à la Fondation Martin Bodmer à Cologny, près de Genève. Seul manque le fol. 8, remplacé par la copie du texte « correspondant » du Furne, d'une main inconnue. Il témoigne de la hâte et de la facilité de l'exécution : peu de traces d'hésitation et surtout concentrées sur la première page notamment en ce qui concerne le nom du maître de Bianchon. Signé « de Balzac », le manuscrit comporte à la fin une note qui prévient le lecteur que les sources de l'anecdote racontée sont multiples.

–  La nouvelle rédigée donc au tout début de janvier 1836, paraît dans la Chronique de Paris, dont Balzac est devenu le principal propriétaire à compter du 1er janvier. Signature et note subsistent avec de très légères modifications formelles. La publication prochaine de L'Interdiction se trouve annoncée après la signature. Les interventions de Balzac sur le texte sont fréquentes, mais sans grande incidence sur l'intrigue. Il s'agit pour l'essentiel de corrections destinées à alléger le texte de détails superflus, de rectifications de chiffres ou encore d'additions permettant de compléter le portrait du génie et de préciser les traits de certains personnages (le dévouement de Bourgeat et la reconnaissance de Desplein, par exemple). Balzac arrête également, et de manière définitive, le nom du médecin, Desplein, plus éloigné du nom du célèbre Dupuytren mort l'année précédente, que ne l'était celui de Dupuy. Enfin, il insère en conclusion la formule « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ! », directement inspirée de l'inscription figurant au fronton du Panthéon. 

La Messe de l'athée paraît ensuite avec la mention « inédit » au tome XII des Etudes philosophiques, publiées par Delloye et Lecou, en juillet 1837 (ouvrage enregistré à la Bibliographie de la France le 8 juillet 1837). La nouvelle figure en tête du volume, suivie des Deux Rêves, de Facino Cane (inédit), et des Martyrs ignorés. La signature et la note ont disparu, la dédicace « à Auguste Borget / Par son ami / De Balzac » et la localisation « Paris, janvier 1836 » sont ajoutées. Les développements sur les limites du génie et sur les assauts que lui livre la médiocrité datent de cette édition.

–  Enfin, en 1844, La Messe de l'athée est intégrée dans le dixième volume de La Comédie humaine (édition Furne) au tome II des Scènes de la vie parisienne (enregistré le 28 novembre 1844 à la Bibliographie de la France). La nouvelle est placée entre Facino Cane et Sarrasine. Aucune modification du paratexte n'est à relever. Les corrections pratiquées dans ce texte sont de faible amplitude : les additions sont faites pour améliorer la phrase et donner plus de relief aux images, quelques chiffres sont modifiés. L'intervention la plus notable de Balzac porte sur le parler de Bourgeat, dont l'accent auvergnat est rendu par une transposition typographique, les sifflantes étant remplacées par des chuintantes. Mais dans cette édition de La Comédie humaine, La Messe de l'athée cesse de faire partie des Etudes philosophiques et rejoint les Scènes de la vie parisienne. Ce déplacement se comprend aisément, car rien dans le texte de La Messe de l'athée n'évoque les ravages produits par la pensée, qui sont pour Balzac le point commun qui relie toutes les oeuvres classées dans les Etudes philosophiques, La Peau de chagrin en tête (voir l'« Avant-propos »).

– Le Furne corrigé : cinq corrections de détail apparaissent dans les marges de l'exemplaire Furne ayant appartenu à Balzac (trois corrections typographiques, une rectification de date, une modification syntaxique). Balzac revoit la place réservée à la nouvelle une dernière fois : une note, collée sur la garde arrière du tome I, indique que la nouvelle doit être rangée dans Les Scènes de la vie privée, tout comme Le Père Goriot, Le Colonel Chabert, Pierre Grassou et L'Interdiction. Ce classement se trouve confirmé par le « Catalogue des ouvrages que contiendra La Comédie humaine » (Catalogue de 1845), où La Messe de l'athée (n° 28) est mentionné dans les Scènes de la vie privée entre Pierre Grassou et L'Interdiction.

 

III. PERSONNAGES

Des trois personnages de ce récit, deux sont des familiers de La Comédie humaine, où ils jouent le plus souvent des rôles de figurants ou de comparses : le docteur Bianchon apparaît ou est mentionné dans 31 oeuvres, son chef, Desplein, premier chirurgien de l'Hôtel-Dieu, dans 17.

–  Horace Bianchon : on a déjà fait sa connaissance dans Le Père Goriot, l'année précédente ; il est présenté ici à ses débuts, comme simple étudiant en médecine d'abord, comme interne puis comme médecin ensuite.

– Bourgeat : le porteur d'eau auvergnat, qui aide Desplein et lui permet d'achever ses études, n'a pas d'histoire en dehors de ce texte. Balzac le mentionne seulement dans l'« Avant-propos », dans une liste de personnages secondaires, exemples de vertu domestique qu'il est difficile et passionnant pour un romancier de représenter.

–  Desplein : il fait ici sa première apparition. D'abord nommé Dussoiplein, puis Dupuy, dans le manuscrit, il est rebaptisé Desplein dans l'édition pré-originale. La parenté spirituelle que Balzac établit entre les figures du jeune et du vieux médecin dans La Messe de l'athée, explique qu'il aura parfois tendance à les substituer l'un à l'autre dans les textes postérieurs (cf. par exemple les variantes de Illusions perdues et du Cousin Pons).

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Rare exemple de réaction rapide chez Balzac, La Messe d'athée est aussi l'un de ces textes qui a suscité le moins de commentaires et de travaux, sauf d'érudites recherches de sources sur les modèles réels des deux médecins, comme si cette histoire de bonté et de reconnaissance avait paru trop édifiante et de ce fait peu balzacienne. A croire qu'en littérature, un bienfait est toujours perdu. On pourrait épiloguer sur l'hésitation de Balzac sur la place de ce texte dans La Comédie humaine. Son transfert final (?) dans les Scènes de la vie privée pourrait résulter d'un effet d'après coup : chaque livre correspondant à « une époque différente de la vie humaine » et les Scènes de la vie privée représentant « l'enfance, l'adolescence et leurs fautes » (« Avant-propos ») le déplacement de la nouvelle implique un déplacement d'accent, de Desplein, le vieux médecin au bord de la tombe, vers Bianchon, le jeune médecin en formation.