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LA MUSE DU DEPARTEMENT

par Nicole MOZET

 

I. L'HISTOIRE

D'abord un titre ironique, enfermant la femme qui écrit dans l'étouffoir départemental, et un dénouement qui ne l'est pas moins. Après sa liaison avec Lousteau et l'intermède parisien, Dinah de la Baudraye, née Piédefer, revient à Sancerre et réintègre le foyer conjugal. A cause du passage à Sancerre de Bianchon et de Lousteau, Balzac a fait de ce roman la « dernière histoire » des Parisiens en province, mais il raconte aussi la « montée » à Paris d'une femme de province. La double localisation, comme dans Illusions perdues, fournit l'occasion de développements sur la vie intellectuelle en province et à Paris. Quant aux éléments du roman, en dehors des péripéties habituelles de l'adultère, sous les regards du tout Sancerre ou du Paris mondain, il faut les rechercher dans l'histoire des textes qui le composent et dans la trajectoire des deux protagonistes de bout en bout évoquée.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Une analyse attentive de la genèse de La Muse du département, véritable constellation de textes, permet au lecteur de mieux comprendre la structure complexe de La Comédie humaine elle-même.

–  Le manuscrit de La Muse du département a disparu. Il subsiste peu de manuscrits des textes réemployés. Un plan de Sancerre, d'une main inconnue, et des croquis de Balzac, que l'on peut dater de 1836, sont conservés dans la collection Lovenjoul sous la cote A 158. On en trouvera une reproduction et une description dans N. Mozet, La Ville de province dans l'oeuvre de Balzac. L'espace romanesque : fantasmes et idéologie, SEDES, 1982, p. 253-255.

– 1837. L'histoire proprement dite du texte de La Muse du département en tant que récit autonome commence avec La Grande Bretèche ou Les Trois Vengeances, en 1837, mais de nombreuses tentacules remontent jusqu'en 1832 et 1833 (un fragment de La Grande Bretèche de 1832 est conservé dans Lov. A 90). La Grande Bretèche ou les Trois Vengeances a paru au tome III des Scènes de la vie de province, Werdet, 1837 (voir Pl., IV, 1365-1378), et a été repris en 1839 dans l'édition Charpentier, au tome II des Scènes de la vie de province. Il s'agit déjà, au cours d'une soirée à Sancerre chez Mme de la Baudraye, d'une discussion sur l'adultère, dans laquelle on raconte les trois histoires de maris trompés qu'on retrouve dans la version de La Comédie humaine :

1) l'Histoire du chevalier de Beauvoir (racontée par M. Gravier en 1837, par Lousteau dans La Comédie humaine) est la deuxième des douze histoires d'Une Conversation entre onze heures et minuit, parue dans L'Artiste du 25 décembre 1831 et reprise en 1832 en tête du volume collectif des Contes bruns.

2) l'Histoire d'un bras (racontée par Lousteau en 1837, par Gravier en 1843) vient également des Contes bruns de 1832, de la dernière histoire, intitulée Le Grand d'Espagne.

3) la troisième histoire est La Grande Bretèche, qui est racontée par Bianchon, aussi bien dans la version de 1837 que dans celle de 1843. Mais en 1843, la nouvelle n'est pas reprise. Il est seulement mentionné que Bianchon la raconte dans le salon de Dinah. La Grande Bretèche est également un texte de 1832 initialement prévu pour les Contes bruns, conçu comme une nouvelle autonome sur le manuscrit, mais finalement publié en 1832, en couple avec Le Message, dans Le Conseil (cf. Pl., II, 1365-1373). La Grande Bretèche étant rattachée à Autre Etude de femme dans le Furne corrigé, l'édition Furne est la seule dans laquelle cette nouvelle fait l'objet d'une édition séparée (voir la notice de ce texte et celle d'Autre étude de femme). Il n'en subsiste ici que l'histoire de la femme de Saint-Pierre-des-Corps qui avait tué son mari, salé son corps et jeté les morceaux dans la Loire, sauf la tête qui était trop lourde.

– 1843. Par rapport au texte de 1837, La Muse du département de 1843 présente des changements considérables. Le dénouement en particulier est opposé : en 1837, Dinah reste vertueuse. Il y a également des amplifications importantes et deux autres réemplois essentiels. De l'article intitulé La Femme de province (Pl., IV, 1378-1387), paru en 1841 dans le recueil collectif Les Français peints par eux-mêmes, Balzac a tiré, en 1843, le portrait de Dinah en femme de province, ainsi que le dialogue entre Dinah, Lousteau et Bianchon. La mise en fiction introduit dans les énoncés, inchangés pour l'essentiel, une problématisation qui n'était pas dans la monographie, de style journalistique, des Français peints par eux-mêmes. En passant du pamphlet au dialogue, la complicité l'emporte sur le mépris : dans le roman, Dinah prend la parole et déjoue les rires en se chargeant de se moquer de « la femme de province » qu'elle est. D'autre part, le pastiche du roman d'Empire a été publié pour la première fois le 26 septembre 1833 dans la revue Les Causeries du monde, sous le titre Fragments d'un roman publié sous l'Empire par un auteur inconnu.

Toujours en 1843, La Muse du département fait l'objet de trois publications différentes, qui comportent des variations. Mais, comme la rédaction et la publication de ces textes se chevauchent, on est obligé de constater avec Anne-Marie Meininger, qui a édité ce texte dans le tome IV de la Pléiade, qu'il n'existe pas à proprement parler de version originale de ce roman : 1) Dans Le Messager, entre le 20 mars et le 29 avril 1843, le récit paraît en feuilleton sous le titre de Dinah Piédefer. 2) La 1re édition, sous le titre La Muse du département, figure dans le tome VI de La Comédie humaine, au tome II des Scènes de la vie de province. C'est la « deuxième histoire » du sous-ensemble des Parisiens en province, en couple avec L'Illustre Gaudissart. Bien que enregistrée dans la Bibliographie de la France du 13 mai 1843, cette édition est sortie fin avril, probablement le 27. 3) La 2e fait partie d'un recueil en 4 volumes, Les Mystères de province, paru chez Souverain en 1843, qui contient également Albert Savarus. A cause de ce rapprochement, le titre est devenu La Muse du département ou Dinah et Rosalie, par allusion au prénom de l'héroïne d'Albert Savarus.

 

III. PERSONNAGES

Beaucoup de personnages, reparaissants ou non, comme il est normal dans un texte de 1843, même si l'on ne compte pas comme « personnages » les noms qui figurent dans les récits insérés. Il y a d'abord le groupe de Sancerre, autour de Dinah de la Baudraye et de son mari : M. de Clagny, le procureur du roi, qui est amoureux de Dinah et en rivalité avec Gravier l'ancien payeur général des armées de l'Empire ; l'abbé Duret, le vicomte de Chargeboeuf. Les deux Parisiens qui arrivent à Sancerre en conquérants sont deux piliers de La Comédie humaine, Bianchon et Lousteau.

–  Horace BIANCHON : il n'a pas besoin d'être présenté : cet ancien de la pension Vauquer, a déjà beaucoup soigné et arrive à Sancerre avec une grosse réputation. C'est à lui, que revient un des rôles de narrateur dans le salon de Dinah, et lui aussi qui déconseille l'abstinence à la muse du département.

–  Comtesse Dinah de LA BAUDRAYE : La Muse est l'histoire de sa vie. Née dans une famille protestante, convertie au catholicisme, elle règne sans partage sur Sancerre depuis son mariage. Elle a fondé une « Socété littéraire » et tient un salon où la conversation est de règle. Surnommée avec malice la « Sapho de Saint-Satur » (le faubourg où est situé l'hôtel de La Baudraye), elle garde une réelle indépendance d'esprit, de caractère et conduite. Passionnée de collections, de bric-à-brac, d'autographes, et de littérature, elle même signe Jan Diaz des poèmes apocryphe, auxquels on invente un auteur réel, aujourd'hui décédé, et dont on parle à Paris. Quand elle cède à Lousteau, c'est plus au Parisien qu'à l'homme et autant par hygiène que par amour. Et Didine finira par « renverser la marmite », tout en réglant les dettes du père de ses enfants, pour solde de tous comptes. Son amie de pension, Anna Grossetête, épouse le dernier fils du comte de Fontaine (Le Bal de Sceaux.

– Comte Jean-Athanase-Polydore Milaud de LA BAUDRAYE : il n'est pas tout à fait sans mérite dans son difficile rôle de « minotaurisé ». Jamais  tout à fait dupe il préserve les apparences, son patrimoine et sa lignée. Son avarice lui donne du caractère : il est, dans Les Paysans, le type de l'avare « par esprit de famille ». A noter ses parrains pour la Chambre des Pairs : Nucingen et Montriveau.

– Etienne LOUSTEAU : il y a dans Lousteau du loustic (le mot est dans Les Paysans). C'est un médiocre, doublé d'un gigolo ; mais il n'est pas sans talent et il amuse dans un salon. Il est lui aussi natif de Sancerre, et du même âge que Dinah. Ce « Manfred du feuilleton », qui entend « vivre de sa plume » se révèle un homme de métier, voire un pique-assiette littéraire (La Cousine Bette). Il gère mieux ses maîtresse que ses écrits ou sa réputation. Mais il est inévitable à Paris : on le rencontre aussi bien au Rocher de Cancale qu'au Café anglais (Béatrix) et ses chapeaux, « pittoresques » sont du bon faiseur : Vital (Les Comédiens sans le savoir).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

C'est à partir de 1837, dans La Grande Bretèche ou les Trois Vengeances, que le lien est établi entre un personnage, Dinah de la Baudraye, et un lieu, la ville de Sancerre. En 1836, Balzac avait déjà songé à Sancerre pour un récit qui demeurera inachevé, Les Héritiers Boirouge, dont Ursule Mirouët, situé à Nemours, est en partie issu. La Muse du département est l'un de ces récits de Balzac, plus nombreux qu'on ne pense, dans lesquels il est difficile de pénétrer sans passer par l'histoire du texte. Car s'y déploie avec maestria cette technique balzacienne du réemploi, toujours accompagnée d'une procédure de réécriture, qui constitue une forme de création à part entière, parce que chaque construction est porteuse de nouvelles significations. On a souvent comparé Dinah et George Sand, mais sans dire suffisamment que la seconde s'est épargnée l'humiliation de demander pardon en se faisant un nom et en se séparant de son mari : Nohant lui appartenait, alors que Dinah est pauvre. D'ailleurs, ce n'est là que le canevas du roman, qui fourmille d'autres richesses. Ainsi les deux parisiens en province, Bianchon et Lousteau, sont aussi deux grands maîtres de la parole, mais à des degrés divers : Bianchon est aussi un homme de science, dont la spécialité est la médecine, tandis que Lousteau n'est que journaliste, beau parleur et piètre écrivain. Balzac met ainsi son héroïne entre deux impuissants, son mari qui ne lui fait pas d'enfants, et son amant qui lui fait des enfants mais dont elle écrit les livres qu'il signe. Le ton hésite constamment entre dérision et compassion. Aujourd'hui les amateurs de Balzac s'intéressent autant à l'humour du récit et aux histoires racontées dans le salon de Dinah, et notamment aux fragments d'Olympia, une aubaine pour la génétique ou les bibliophiles du livre fictif, à la Nodier. Mais également au montage effectué par Balzac et à la prouesse technique qu'il accomplit en puisant dans plusieurs registres. On lira donc aussi bien, de Michel Butor, « Les parisiens de province », dans Répertoire III, éd. de Minuit, 1968 et de Nicole Mozet, « Deux exemples de la technique du réemploi : La Fille aux yeux d'or et La Muse du département », dans Balzac au pluriel, PUF, 1990, p. 251-263.