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LA PAIX DU MENAGE

par Florence TERRASSE-RIOU

 

I. L'HISTOIRE

Ce court roman est placé par Balzac lui-même sous le double signe du « brillant » et de la rapidité d'action : ce « petit imbroglio », ce « petit drame » se déroule en effet en une heure à peine, au cours d'un grand bal donné sous l'Empire, chez le comte de Gondreville. L'auteur insiste sur la frénésie de l'époque, le tourbillon qui entraîne les destins dans les accélérations de l'Histoire. Le mépris de l'avenir provoque alors une passion pour le luxe et les amours sans lendemain : « un trait de cette époque unique dans nos annales et qui la caractérise, fut une passion effrénée pour tout ce qui brillait. Jamais on ne donna tant de feux d'artifice, jamais le diamant n'atteignit à une si grande valeur ». Une inconnue, une « petite dame bleue » attire par sa beauté les regards du comte de Montcornet et du baron Martial de La Roche-Hugon. Les deux séducteurs se livrent à des paris cyniques. Autour de « la candide inconnue », le jeu des regards tisse toute une intrigue. Rougeurs, pâleurs, coups d'oeil furtifs témoignent des moindres rebondissements. Et tandis que les intrigues amoureuses s'ébauchent et se défont, une bague de diamant est échangée. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Le manuscrit est complet et conservé à la bibliothèque Lovenjoul (cote A 172). Il comporte 21 feuillets que Balzac a numérotés. On peut y constater que le début du roman a été recommencé. On dispose également, dans le même dossier, d'un fragment d'épreuve pour les premières pages, et les corrections, qui ne sont certainement pas les premières, témoignent de la place de plus en plus importante accordée par le romancier au contexte historique de l'Empire.

– Avril 1830 : 1ère édition, édit. Mame et Delaunay-Vallée, dans Scènes de la vie privée – en 2 volumes, à la fin du tome II.

– Mai 1832 : 2e édition, édit. Mame-Delaunay, dans Scènes de la vie privée, édition augmentée – en 4 volumes, à la fin du tome II.

– Novembre 1835 : 3e édition, édit. Mme Béchet, dans Etudes de moeurs au XIXe siècle – en 12 volumes ; dans « Scènes de la vie privée » – les 4 premiers volumes ; dans le tome II. Quelques corrections.

– Octobre 1839 : 4e édition, édit. Charpentier, dans Scènes de la vie privée, « Nouvelle édition revue et corrigée » – en 2 volumes ; à la fin du tome II.

– Juin 1842 : 5e édition, édit. Furne, dans La Comédie humaine – en 12 puis 16 volumes ; dans « Scènes de la vie privée » – les 4 premiers volumes ; dans le tome I. Le texte a été encore revu et complété dans le Furne corrigé.

 

III. PERSONNAGES

– Comte de GONDREVILLE : il donne un grand bal en son hôtel et ignore l'identité de la belle inconnue. Son histoire est racontée dans Une ténébreuse affaire (1841).

– Comtesse de GONDREVILLE : sa femme. Elle seule est « capable d'inviter des gens que personne ne connaît ».

– Madame de GRANDLIEU : elle ne réapparaît pas sous ce nom dans La Comédie humaine et, dans le Furne corrigé, elle devient madame de Lansac. Vieille tante de la comtesse de Soulanges, douairière, décrite à la fois comme « un vieux singe » doué de malignité sardonique, « une vieille bohémienne », « une dangereuse sybille », « un dragon qui veille sur un trésor ». Le rictus de son dentier rappelle la « grimace d'ironie » de Voltaire, et son nez pointu « annonce l'épigramme ». Attentive à tout, elle ne va au bal que « pour tout voir en faisant semblant de dormir ». Elle donne l'impression de tenir les fils de l'histoire. C'est un des personnages forts du roman. Balzac est très attaché à ces « figures » d'un autre siècle.

– Baron Martial de La Roche-Hugon : un jeune provençal protégé par Napoléon. Il semble « promis à quelque fastueuse ambassade ». Il est doué d'une « éloquence de salon » et sait déjà dissimuler ses émotions.

– Comte de Montcornet : colonel de la Garde impériale, l'un des plus beaux partis de l'armée. Alors âgé de trente-cinq ans, il attire les regards par « cette haute taille exigée pour les cuirassiers de la Garde impériale dont le bel uniforme rehaussait encore sa prestance, encore jeune malgré l'embonpoint qu'il devait à l'équitation »Son histoire est racontée dans Les Paysans et La Cousine Bette.

– Mme de Vaudrémont : jeune veuve très riche et très courtisée. Elle s'affiche avec Martial de La Roche-Hugon. Elle trompe ainsi son amant, le comte de Soulanges. 

– Comte de Soulanges : jeune marié, il est devenu l'amant de Mme de Vaudrémont. Supplanté dans son coeur par Martial de La Roche-Hugon, il se réconcilie avec sa femme. Il a une place importante dans Les Paysans.

– Comtesse de Soulanges : c'est la belle inconnue du bal, la « petite dame en bleu, près du candélabre ». Mariée depuis moins de trois ans, mère d'un jeune enfant, son mari la trompe. Nièce de la duchesse de  Grandlieu (duchesse de Lansac), elle suit ses conseils et récupère, lors de ce bal, son diamant, porté par Martial, et son mari.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Après Les Chouans et la Physiologie du mariage, La Paix du ménage est le texte le plus ancien que Balzac ait recueilli dans La Comédie humaine. Ce roman mondain est assez mal jugé par la critique et considéré comme une oeuvre anecdotique, voire médiocre. Pourtant Michaël Riffaterre, dans La Production du texte (Seuil, 1979) nous livre de convaincantes analyses sur la contiguïté de la jeune femme et du candélabre, par la thématique du « brillant », et sur la « circulation » de la bague de diamant. Les critiques relèvent que Balzac a adapté ici une nouvelle de Dufresny, datant du début du XVIIIè siècle, intitulé L'Aventure du diamant. Mais on notera aussi que ce thème, somme toute assez classique, apparaissait déjà dans L'Heptaméron de Marguerite de Navarre, avec un jeu sur le mot « di-amant ». On retiendra également la forte influence du contexte historique et la description du tourbillon de l'Empire, « époque brillante », « temps de douleur et de gloire » écrit Balzac à la duchesse d'Abrantès (Corr., I, 265 ; cité par Anne-Marie Meininger dans son introduction pour l'édition de La Pléiade). Balzac montre bien ici comment les moeurs de l'Empire témoignent de toutes les incertitudes d'un gouvernement sans lendemain : dans ce régime de militaires, comme dans l'univers des champs de bataille, la bonne fortune est précaire et il faut se l'approprier sans remords. Le périple de la bague des Soulanges témoigne ainsi de cette morale de conquérant, morale d'époque, selon le romancier : morale de pillard, qui valorise cependant le courage. Les diamants brillent ici de tous leurs feux, s'exhibent et circulent rapidement, parce qu'ils représentent bien « le butin sous la forme la plus facile à transporter ».