Accueil

LES PETITS BOURGEOIS

par Anne MCCALL-SAINT-SAENS

 

I. L'HISTOIRE

Une histoire louis-philipparde : Brigitte Thuillier, cette autre « vieille fille » du répertoire balzacien, sacrifié dans sa jeunesse, règne impérieusement sur son médiocre frère, un sous-chef de bureau démissionnaire après 1830, « bel homme » au demeurant, et sur Modeste, son épouse effacée, mais elle entend aussi découvrir un prétendant convenable pour sa filleule, [Modeste] Louise-Caroline-Brigitte Colleville – en fait la fille illégitime de son frère – à laquelle, en mère imaginaire, elle destine une belle dot. De son côté la mère légale de Modeste, Flavie Colleville compte sur les élus de ses divers égarements conjugaux pour aider la carrière de son sous-chef de mari, « digne cumulard », collègue et ami de Thuillier, et aussi la promotion sociale de ses cinq enfants. Quant à MM. Phellion et Minard, tous les deux anciens employés, ils rivalisent pour obtenir, à l'intention de leurs fils respectifs, la main de Céleste [Modeste] Colleville et l'argent de Brigitte Thuillier.

Ces petits bourgeois constituent des proies faciles pour le jeune avocat Théodose de La Peyrade, provincial talonné par la pauvreté et taraudé d'ambition. Les machinations de ce Tartuffe forment la trame du roman en une intrigue qui se révèle d'autant plus dense qu'il est lui-même le jouet de Dutocq et Cérizet, l'un greffier du juge de paix et l'autre prêteur à la petite semaine, qui lui avaient fourni, dans ses jours de misère, les moyens de ses entreprises et des ses ambitions. Un immeuble en adjudication est l'appât essentiel tendu à Melle Thuillier pour qu'elle accepte Théodose comme « gendre ». Cette opération, qui doit procurer un capital à Brigitte, à [Modeste], un époux de quelque apparence et aux associés de Théodose le rendement de leur investissement, finit par devenir l'enjeu d'une lutte acharnée entre les conspirateur. Or, au moment même où cette joute amène Cérizet à voir en une connaissance retrouvée, la veuve Cardinal, une belle-mère avenante et en Poupillier, son oncle mourant, une possible source de fonds, et où entre en scène une folle, la mystérieuse Lydie, une cousine de La Peyrade, qui loge dans la même maison que Poupillier, le récit s'arrête brutalement.

 

II. L'HISTOIRE(S) DU TEXTE

Entrepris avec entrain en décembre 1843, ce roman, destiné d'abord aux Scènes de la vie privée et portant le titre Modeste, sortit rapidement des limites esquissées par les sous-titres prévus pour ses deux parties, Un grand Artiste et Le Drame du gendre (LHB I, 754-755) pour se rattacher aux Scènes de la vie parisienne et devient Les Petits Bourgeois, qui  ne cessent de se transformer et de proliférer. Trop en janvier 1844, Balzac s'arrête. Il ne pourra plus en écrire une ligne. A la fin de février, il remaniera La Femme supérieure écrite en 1837 et d'où il avait tiré plusieurs personnages des Petits Bourgeois, il augmentera les rôles de Thuillier et Colleville, et le roman achevé devint les Employés, mais il ne reprendra jamais Les Petits Bourgeois, bien que le titre soit resté inscrit dans le Catalogue de 1845 et que Balzac ait évoqué à de nombreuses reprises son désir de reprendre ce texte, un des « romans indispensables dans la Com(édie) hum(aine) » (LHB II, 521). Voeux pieux, apparemment, car Les Petits Bourgeois, resté inachevé, ne fut publié qu'après la mort de Balzac. Et encore, la première édition du roman fut-elle « achevée », à la demande de la veuve de Balzac, par Charles Rabou, qui trafiqua le texte originel et y ajouta le double de son volume. 

Ainsi donc le feuilleton paru dans Le Pays du 26 juillet au 28 octobre 1854, l'édition originale en cinq volumes chez Kiessling, un éditeur de Bruxelle, en 1855, et en huit volumes chez de Potter en 1856-1857, sa parution dans les Scènes de la vie parisienne au sein des Oeuvres complètes publiées par Michel Lévy en 1864, enfin au tournant du siècle, en deux volumes chez G. Barrie et fils à Paris et à Philadelphie, relèvent tous de la falsification ou de la supercherie littéraires. A titre de comparaison Pl., VIII, 1253-1263, donne l'épisode (final) de la recherche du trésor de Poupillier dans la version Rabou.

Depuis cette époque, les éditeurs s'en sont tenus aux fragments importants du manuscrit et aux deux jeux d'épreuves partiellement corrigées et également incomplètes (Lov. A 186 et 187) à partir desquels Rabou broda sa version du roman. C'est le cas de l'édition proposée par Marcel Bouteron et Henri Longnon (Les Petits Bourgeois, t. XX Oeuvres complètes, Conard, 1914), de celle offerte par Raymond Picard (Les Petits Bourgeois, Classiques Garnier, 1960), de la version établie par A.-M. Meininger et Jean A. Ducourneau (La Comédie humaine, t. XVIII, Paris, Bibliophiles de l'Originale, 1968), enfin de celle que A.-M. Meininger prépara pour l'édition de la Pléiade (La Comédie humaine, Pl., VIII, 1976). S'appuyant toutes sur les mêmes sources, ces publications seraient identiques à quelques détails près s'il n'y avait les difficultés causées par les corrections d'épreuves, inexistantes de la part de Balzac ; évidemment discutables de la part de Mme de Balzac et de Rabou.

 

III. PERSONNAGES

Plusieurs personnages des Petits Bourgeois sont des avatars de ceux apparus précédemment dans La Femme supérieure ou  La Torpille – devenue peu à peu Esther dans Splendeurs et misères des courtisanes –, et dans de courts textes tel que la Physiologie de l'employé. De même, certains des personnages crées ici seront recyclés lorsque Balzac reprend La Femme supérieure pour en faire Les Employés et Modeste Mignon.

– BARBET : ce libraire escompteur sait reconnaître les bonnes affaires, et il le prouve dans les Illusions perdues, Un homme d'affaires et l'Envers de l'histoire contemporaine. Il loue un appartement dans l'immeuble des Thuillier et connaît la situation financière de la famille.

– Mme CARDINAL : cliente de Cérizet, cette veuve et revendeuse de marée cherche de l'argent, de l'amour, et un parti convenable pour sa fille, Olympe.

– CERIZET : ancien chef de journal et sous-préfet devenu expéditionnaire chez Dutocq et usurier de quartier, il possède des titres sur Théodose de la Peyrade. Son passé était dans Illusions perdues puis dans Un homme d'affaires.

– COLLEVILLE : ami intime de Thuillier et ancien employé, créé d'abord pour La Femme supérieure et repris dans Les Employés, ce cumulard heureux et joueur de hautbois est également faiseur d'anagrammes. 

– [Modeste] Céleste-Louise-Caroline-Brigitte COLLEVILLE : fruit de l'union extra-conjugale de Louis-Jérôme Thuillier et de Flavie Colleville, elle est l'héritière présomptive de plusieurs centaines de milliers de francs. La transformation de son prénom en Céleste n'est pas le fait de Balzac (même si sous ce prénom elle gênait Modeste Mignon). Mais seule l'édition de M. A. Meininger dans la Pléiade suit la version. « Modeste », la seule autographe.

– Mme Flavie COLLEVILLE : son époux fabrique sur son nom « Flavie Minoret Colleville », une anagramme (La vieille C. nom flétri vole qu'il cache et qui le fait « trembler »). Ce personnage, fille d'une ancienne mime de l'Opéra, et femme de goût devenue pieuse après de nombreux écarts conjugaux (où on la voit se complaire encore dans La Femme supérieure) reste ici « un petit brin coquette », et sensible à la flatterie. 

– DESROCHES : Théodose de la Peyrade se sert de cet avoué et aspirant malheureux à la main de Céleste Colleville pour l'achat de l'immeuble dans le quartier de la Madeleine.

– DUTOCQ : greffier de justice de paix, ancien employé retraité, espion des bureaux dans Les Employés. Il habite maintenant l'immeuble des Thuillier et, avec Cérizet, ourdit une conspiration qui leur permettrait de s'enrichir.

– Charles-Marie-Théodose de LA PEYRADE : jeune méridional, doué et ambitieux mais sans moyens. Balzac entend faire de lui le « Tartufe de notre temps, le Tartufe-démocrate-philantrope » (LHB, I, 768).  Devenu avocat des pauvres à Paris après de nombreuses difficultés, il se lance dans des manoeuvres compliquées pour essayer de se faire une fortune.

– [Modeste] Céleste LEMPRUN : epouse de Louis-Jérôme Thuillier, elle tient un rôle d'autant plus effacé dans son ménage qu'elle est restée sans enfant. Elle aussi perdra son prénom dans l'opération Rabou.

– LOUCHARD : il travaille (comme son nom l'indique) pour le compte de Cérizet, après avoir espionné pour celui de Nucingen (Splendeurs et misères des courtisanes)

– MINARD : pauvre employé de l'administration, créé pour la Femme supérieure, enrichi par le commerce des denrées coloniales frelatées. Maintenant Maire du XIe arrondissement de Paris et juge au Tribunal de Commerce, il convoite la main de Céleste Colleville pour son fils, Julien.

– PHELLION : retraité du ministère des Finances, créé pour La Femme supérieure. Chef de bataillon de la Légion, et grand électeur de son quartier, cet homme intègre et grandiloquent écrit des ouvrages scolaires. Son fils Félix est un jeune professeur de mathématiques, amoureux de Modeste Colleville. 

– M. du PORTAIL : homme mystérieux qui s'occupe de Lydie de la Peyrade. En fait il s'agit de Corentin, le policier qui avait été formé par Peyrade, l'oncle de Théodose. (Les Chouans, Splendeurs et misères des courtisanes).

– POUPILLIER : oncle de la veuve Cardinal, ce mendiant professionnel possède une grande fortune sous son grabat.

– M. Louis-Jérôme THUILLIER : créé pour La Femme supérieure, ce fils de concierge et vieux beau, retraité (volontaire) depuis 1830 du ministère des finances où on le voit encore au travail dans Les Employés, est le père de Modeste Colleville. Il rêve en secret de la croix de la Légion d'honneur. 

– Mlle Marie-Jeanne-Brigitte THUILLIER : vieille fille d'intelligence supérieure. A peine présente dans la Femme supérieure et même dans Les Employés où le personnage de son frère prend plus d'épaisseur, elle prouve à la fois sa réussite financière, son amour fraternel, et la profondeur de sa passion maternelle frustrée lorsqu'elle met l'argent gagné dans l'escompte au service de Jérôme-Louis Thuillier et de Modeste (Colleville), qu'elle marraine.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

On peut suivre l'aventure de ces « petits bourgeois » et de leurs avatars dans la correspondance, à partir de la fin 1843. Peu d'oeuvres ont autant enthousiasmé leur créateur du moins d'après  les lettres à Madame Hanska qui accompagnent sa rédaction. « Les Bourgeois de Paris [c'est l'un des plus envisagés] sont un des ces chef-d'oeuvre qui laissent tout petit. C'est grand, c'est à effrayer de verve, de philosophie, de nouveauté de peinture et de style » (LHB I, 776). Mais elle appartient à celles qu'il abandonna de manière apparemment inexplicable. Inachevée à mi phrase par le hasard de la dernière épreuve conservée ce roman sollicite à coup sûr l'imagination autant que la réflexion (et l'enquête). Balzac ne cessait de rôder autour du monde de la petite bourgeoisie parisienne, couche sociale instable, mobile, en devenir, entre paupérisation et promotion, formée pour une part de jeunes provinciaux à la recherche d'une position sociale. Occasion pour Balzac de recycler son personnel dans un satire humoristique de la société de Juillet et de multiplier des possibles narratifs. Certes les membres de l'espèce petite bourgeoise, au demeurant composite, ne sont pas épargné par la férocité joyeuse de leur metteur en scène (fort capable de régler ici quelques comptes privés). Les « petits bourgeois » sont un peu les souffre-douleur de Balzac, mais aussi ses enfants, choyés et ironisés tout à la fois, avant d'être abandonnés, non sans a voir peuplé les derniers récits balzaciens. Inachevée, mais largement entamée, l'oeuvre a quelque chose d'émouvant et de drôle (au sens balzacien au terme). Elle évite le piège d'une représentation lourde et simpliste. Les calculs des protagonistes, à la fois mesquins et tendres, révèlent, au-delà de la dérision même, une vulnérabilité touchante. Tous sont occupés à leurs intérêts, mais on sent qu'ils font comme ils peuvent avec leurs moyens, et compte tenu des circonstances. Et ils se répandent comme le chiendent, insidieux et solidaires, en dépit de leurs chicanes. Ils sont inépuisables, comme les bourgeois de Monnier, et nul récit n'en peut venir à bout : pas de solution tragique en vue ; mais une résistance têtue aux choses, un accommodement aux opportunités, des espérances toujours, et le hasard des carrières et des coïncidences. On fait « petit », au mieux, avec ce qu'on a, en trichant au besoin. Une histoire sans fin, toujours à suivre. Out se passe comme si Balzac, effrayé par les proportions incontrôlable de son sujet, avait tenté d'indiquer le flot montant de cette énigmatique classe moyenne, quintessence du dix-neuvième siècle, en le canalisant vers des textes plus maîtrisables. Certes, le lecteur reste sur sa faim, libre de spéculer sur les fils enchevêtrés que Balzac comptait encore tisser entre les personnages de cette histoire déjà dense aux complots enchâssés, et dans laquelle les personnages se frayent leurs chemins à travers les mailles de successifs guet-apens. Roman-limite, Les Petits Bourgeois constitue un roman des limites, puisque Balzac finit par reculer devant l'élargissement de l'intrigue.