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PIERRE GRASSOU

par Pierre LAFORGUE

 

I. L'HISTOIRE

Le héros de cette très courte nouvelle est un mauvais peintre, Pierre Grassou, natif de Fougères. A force de travail il parvient à la notoriété auprès de la petite bourgeoisie. Il est aidé en cela par un marchand de tableaux, Elie Magus, qui lui fait faire, sans que le peintre en ait même conscience, des copies de maîtres anciens, qu'il revend à des bourgeois, comme les Vervelle. C'est précisément ces derniers que Magus amène dans l'atelier de Pierre Grassou pour qu'il fasse leurs portraits. Rapidement se dessine un mariage entre le peintre et la fille unique de l'ancien négociant ; invité chez celui-ci, Pierre Grassou reconnaît dans les tableaux, achetés pour cent mille écus, les toiles qui lui avaient été commandées par Elie Magus. Enthousiasme de Vervelle pour un peintre qui réunit le talent de Rubens, du Titien, etc., et mariage de Pierre Grassou avec la jeune héritière.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– Cette nouvelle résulte de la rencontre de deux projets de Balzac, l'un aurait consisté en une monographie consacrée à « l'Artiste » et l'autre en un récit qui aurait été intitulé Un gendre. De ce dernier projet il subsiste une page de titre (Lov. A 202, f° 5) sur laquelle se trouvent consignées une liste de personnages, la date de juin 1839 et la conjugaison du verbe légume (je carotte, tu asperges, il mache, nous oignons, vous chicorée, etc.) ! Le projet Un gendre et le projet L'Artiste fusionnent pendant l'été de 1839 sous la forme de la nouvelle intitulée Pierre Grassou. Le manuscrit complet et trois jeux d'épreuves corrigées et travaillées, ont été conservés (Lov. A 190). Et la nouvelle paraît en décembre 1839 dans le recueil collectif Babel (tome II, avec une illustration de Monnier), publié par la Société des gens de lettres dont Balzac venait d'être élu président.

– A l'automne de 1840 cette nouvelle vient compléter l'édition de Pierrette chez Souverain et en 1844 elle est intégrée dans La Comédie humaine au tome XI, accompagnée de la dédicace (à un vieil ami, le lieutenant, Colonel Priolas, auquel il assure ainsi « sa niche dans La Comédie humaine »), et de l'indication (fictive) : Paris, décembre 1839.

 

III. PERSONNAGES

– Joseph BRIDAU : ici, mais déjà célèbre, ce vrai peintre attend son roman (La Rabouilleuse). Camarade d'atelier de Pierre Grassou, il essaie de le dissuader, puis intervient tout de même pour qu'il soit exposé au Salon.

– Pierre GRASSOU (né en 1792) : fils d'un paysan breton dévoué à la Monarchie. Il tire de sa ville d'origine, Fougères, son nom d'artiste. Puis son patronyme : Grassou de Fougères ou de Fougères tout court, quand il aura eu la Légion d'honneur et épousé la fille Vervelle. « Détestable artiste », « excellent citoyen » ; son chef d'oeuvre, au Salon de 1829 : La Toilette d'un chouan condamné à mort en 1809. Il fera en 1839 les portraits de la famille Crevel (La Cousine Bette)

– Elias (ou Eli) MAGUS : le type du marchand d'art, mi-brocanteur mi-usurier au départ, quand il tient boutique, en 1819, boulevard de Bonne-Nouvelle. Avec Pierre Grassou il opère en grand avec ses copies, en lui adultérant à bas prix près de 200 tableaux, et en montant la galerie d'Anténor Vervelle. Il aura 75 ans en 1845 dans Le Cousin Pons et régnera sur le marché de l'art, expert éclairé au demeurant.

– VERVELLE : les Vervelle sont avant tout une famille et vont toujours par trois, le père, la mère et la fille : « un melon », une « noix de coco », une « asperge », et « fleurissent » dans l'atelier de Fougères. Il y a du bourgeois gentilhomme chez Anténor, enrichi dans le commerce des bouteilles, et Virginie, sa fille est rousse, mais riche héritière et bonne épouse.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Pierre Grassou est d'abord une commande que Balzac s'était passée à lui-même pour l'opération Babel qu'il s'était engagé à mener à bien au nom de la Société des gens de lettres. Cadeau de fin d'année , plus ou moins récréatif. Et la nouvelle n'a jamais bien trouvé sa place dans La Comédie humaine, après avoir hésité sur son titre : L'Homme estimable, L'estimable artiste, L'artiste des bourgeois, L'artiste, Les génies méconnus, L'honnête artiste...  Associée un moment à une scène de province par pure opportunité commerciale, la nouvelle ira tantôt vers la vie parisienne (tome III de la série dans l'édition Furne, entre La Maison Nucingen, Les Secrets de la princesse de Cadignan), tantôt vers la vie privée (Catalogue de 1845, entre Le Père Goriot et La Messe de l'athée). Le Furne corrigé la destine contradictoirement au privé (après Le Colonel Chabert) et au parisien, avant Les Parents pauvres. Nos habitudes de lecture la placeraient plutôt du côté du Chef d'oeuvre inconnu, par effet de contraste : dans l'un et l'autre cas les limites de l'art, par excès ou par défaut. Dans Pierre Grassou Joseph Bridau marque déjà la différence ; mais c'était plutôt à un ensemble sur Les Artistes que songeait Balzac, où P. Grassou eût trouvé son lieu. Quoi qu'il en soit la nouvelle, entre indulgence et férocité,  rencontre l'actualité : la vogue des portraits,  l'organisation du « champ » artistique, avec ses acteurs, son marché, ses intermédiaires, ses clients, et la destruction de l'art en proportion de son succès bourgeois. Pierre Grassou a juste assez de sens artistique pour ne pas croire à sa peinture. C'est un peu ce qui le sauve. Tout à fait esthétiquement conforme, et politiquement correct : « Le Roi [lui] a donné une bataille à faire ! » Balzac a de ces férocités tranquilles.