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PIERRETTE

par Raymond MAHIEU

 

I. L'HISTOIRE

Merciers retraités, et tous deux célibataires, Sylvie et Jérôme-Denis Rogron recueillent dans leur maison de Provins Pierrette Lorrain, une parente éloignée. Venue de Bretagne, cette orpheline que ses grands-parents, ruinés, ne peuvent plus garder avec eux, est une enfant de douze ans, aussi fraîche et spontanée que ses oncle et tante sont racornis et mesquins. Bien vite, Pierrette va devenir le souffre-douleur de Sylvie Rogron, dont l'aigreur et la dureté croissantes se nourrissent de jalousie. Et sa condition s'aggravera encore du fait des luttes politiques locales opposant légitimistes et libéraux (l'action se situe durant le règne de Charles X), qui l'utilisent dans leurs manoeuvres. L'histoire finira tragiquement pour l'héroïne, malgré l'intervention de Jacques Brigaut, son ami d'enfance et amoureux, malgré aussi l'action trop tardive de bonnes volontés. Pour les notables de Provins, le dénouement sera tout différent : l'épilogue les montre, un peu plus tard, ayant su oublier leurs anciennes rivalités pour occuper, sous la Monarchie de Juillet, les positions sociales les plus avantageuses.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Le manuscrit de Pierrette (99 feuillets) a été conservé (Lov. A 191). Il en va de même des épreuves (Lov. A 192), dont le nombre de jeux (onze) atteste, pour la première moitié du récit au moins, un travail considérable d'amplification et de remaniement. On peut voir là la marque de l'inflexion du projet originel. Annoncée en juillet 1839 à Mme Hanska comme « une délicieuse petite histoire qui pourra être lue par Anna », sa fille (LHB I, p. 490), Pierrette n'a acquis qu'en cours de rédaction et sa tonalité très sombre, et sa dimension socio-politique, les deux transformations étant d'ailleurs liées.  

Pierrette paraît en 14 feuilletons dans Le Siècle, du 11 au 27 janvier 1840. Le récit y est réparti en neuf chapitres. Comme Le Siècle s'adressait à un public de tendance libérale, Balzac a été amené, dans cette préoriginale, à atténuer quelque peu la virulence de l'image que son récit donnait des libéraux ; c'est, par ailleurs, la même sollicitude pour le public qui a provoqué l'élimination d'une conversation sur les grossesses tardives, dont la précision clinique bravait la pudeur. Concessions temporaires : le texte du manuscrit sera rétabli dans l'originale.

– Le volume paraît à la fin d'août ou au début de septembre 1840 : PIERRETTE. Scène de la vie de province, suivi de PIERRE GRASSOU, Paris, Souverain, 2 volumes in-8. Le texte est précédé de la dédicace « A Mademoiselle Anna de Hanska », où son « vieil ami, de Balzac », annonce « une histoire pleine de mélancolie ». Suit une Préface assez longue, mi-réflexion sur la figure du Célibataire, mi-apologie de l'auteur de La Comédie humaine, dont est rappelé le dessein d'ensemble. Les neuf chapitres de la préoriginale sont devenus dix, le premier (« Pierrette Lorrain ») s'étant dédoublé (« I. Pierrette Lorrain » ; « II. Les Lorrain »). Décalés d'un rang, les chapitres suivants reprennent le découpage du Siècle. L'ensemble est réparti inégalement sur les deux volumes : six chapitres pour le premier, quatre pour le second, que Balzac, pour obtenir assez de matière imprimable, a dû compléter par Pierre Grassou. A part le rétablissement de quelques passages censurés dans Le Siècle, le texte de l'édition Souverain ne présente pas de modifications notoires relativement à cette préoriginale.

– En janvier 1843, Pierrette paraît dans le cinquième volume de La Comédie humaine (éd. Furne), qui constitue le tome I des Scènes de la vie de province. Le récit, qui termine le volume, y est présenté comme le premier d'un sous-ensemble intitulé Les Célibataires, qui se poursuivra dans le volume suivant avec Le Curé de Tours et Un ménage de garçon. La préface est supprimée. La dédicace à Anna Hanska est maintenue. Le texte est conforme à celui de l'édition Souverain.

– Le Furne corrigé montre quelques amendements de détail.

 

III. PERSONNAGES

– Horace BIANCHON : le célèbre médecin de La Comédie humaine ici consulté pour la maladie de Pierrette.

– Jacques BRIGAUT : fils d'un chef chouan (Les Chouans). Garçon menuisier, c'est son « tour de France » qui le conduit à Provins. Ami d'enfance de Pierrette Lorrain, devenu son amoureux. Après la mort de Pierrette s'engage dans la Garde royale : « aujourd'hui » chef de bataillon « hors le service, il reste presque muet ». Le seul grand coeur de cette histoire.  

– Bathilde de CHARGEBOEUF : de la branche pauvre des Chargeboeuf. Epouse J.-D. Rogron pour se faire une position à Provins où elle devient « la belle Mme Rogron », et tient salon.

– Eusèbe GOURAUD : colonel retraité, rescapé de la Bérésina, bonapartiste mais lié à la faction libérale de Provins ; personnage reparaissant allusivement. Il a des vues sur Sylvie Rogron, et une seconde carrière après 1830.

– Pierrette LORRAIN : orpheline, confiée par sa grande mère à des parents éloignés, Jean-Denis et Sylvie Rogron.

– Jérôme-Denis ROGRON : ancien mercier, retiré à Provins. Libéral, bien entendu. Ce n'est pas un célibataire endurci : il épousera Bathilde de Chargeboeuf, qui compte bien le mener à sa guise. Il deviendra receveur général après 1830.

– Sylvie ROGRON : ancienne mercière, soeur du précédent, avec qui elle vit. Elle a plus de 40 ans en 1827. C'est elle qui s'inquiète des conséquences d'une grossesse tardive. Et c'est elle qui mène le jeu.

– Mélanie TIPHAINE : née Roguin : épouse du président Tiphaine ; « reine de la ville », domine la société légitimiste à Provins ; personnage (re)paraissant, en 1815, dans La Vendetta, où elle est prénommée Mathilde.

– Président TIPHAINE : magistrat à Provins, mari de la précédente, chef du clan conservateur. Aux élections de 1826 il l'emporte de deux voix sur Vinet.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Pierrette est un peu une parente pauvre dans La Comédie humaine. De toutes les destinées d'orphelines recueillies racontées par Balzac, c'est assurément la plus sombre. Récit cruel et désespérant : on l'admire mais on s'en détourne, on le cite sans s'y attarder, sans l'admettre dans la famille des textes familiers, comme s'il faisait peur. De l'horreur sans concession, un conte bleu devenu conte noir ; Provins, un univers impitoyable. Dans le huis clos provincial grouille un noeud de vipères. L'avocat Vinet du reste, l'un des affreux du miroir, est gratifié d'une « figure vipérine, à tête plate, à bouche fendue ». Le pessimisme est radical, au plan humain, politique et religieux. Rappelons la dernière phrase, souvent commentée : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n'existait pas. » – « pour les friponneries sociales » est un ajout du Furne. 

C'est l'entrelacement d'une triple thématique qui donne toute sa vigueur à ce récit. Il est, d'abord, l'histoire désolante d'une jeune fille naturellement destinée à l'amour, et que la haine va vouer à une mort inacceptable. En même temps, Pierrette ne s'inscrit pas par hasard dans la série des Célibataires. Car c'est aussi une étude féroce de l'esprit étroit qu'incarnent les persécuteurs de l'héroïne, ces boutiquiers aux « existences cryptogamiques » (IV, 46) dont la nullité est aggravée par leur statut d'« être(s) improductif(s) » : « les vieilles filles et les vieux garçons, ces bourdons de la ruche » (Préface de 1840 ; Pl., IV, 21). Enfin, la narration, en intégrant la relation d'une tragédie individuelle dans la représentation quasi didactique des médiocres luttes pour le pouvoir qui animent le microcosme de Provins, fait de Pierrette une exemplaire Scène de la vie de province.