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LES PROSCRITS

par Robert TRANCHIDA

 

I. L'HISTOIRE

En 1308, le sergent de ville Joseph Tirechair logeait deux mystérieux étrangers dans sa maison située à l'ombre de Notre-Dame de Paris. Un soir, croyant avoir affaire à des sorciers, il ordonne à sa femme Jacqueline de les mettre bientôt à la porte. Les deux locataires sont, en fait, un vieux seigneur connu du roi et un noble jeune homme, Godefroid, comte de Gand, qui se croit orphelin alors que sa mère, la comtesse Mahaut, engagée comme ouvrière chez les Tirechair le protège secrètement. Ce même soir, les deux étrangers se rendent au cours de Théologie mystique du célèbre docteur Sigier qui expose sa curieuse doctrine sur les mystères de la création. De retour, le vieillard, ému, révèle qu'il a été proscrit de sa patrie tandis que le jeune homme, mélancolique, se croit un ange exilé du ciel. Au cours de la nuit, Godefroid tente de se suicider, pensant ainsi rejoindre sa patrie céleste. Le vieux seigneur, accouru pour le sauver, le met alors en garde contre cette tentation qui défie la volonté divine. Un cavalier vient interrompre leurs méditations pour avertir le vieillard qu'il peut regagner Florence, sa patrie, car il s'agit du poète Dante Alighieri. Le jeune Godefroid, quant à lui, retrouve sa mère et découvre sa noble origine.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Première publication dans la Revue de Paris le 1er mai 1831 (tome 26, p. 12-210) en trois chapitres intitulés Le sergent de ville, Le docteur en théologie mystique et Le poète. On trouve un sous-titre : Esquisse historique et une épigraphe : O patria !... (Rossini, Tancredi.). Ni manuscrit ni épreuves corrigées n'ont été conservés. Ce premier état du texte sera reproduit dans Le Magasin littéraire, le 15 février 1843.

– Première édition : Romans et contes philosophiques, tome 3, chez Gosselin, en septembre 1831. C'est l'édition originale qui reprend le texte antérieur à peine retouché. On retrouve ce second état du texte dans les deux éditions suivantes : Contes philosophiques, tome 2, chez Gosselin, en juin 1832, et Romans et contes philosophiques « 4e édition revue et corrigée », tome 4, chez Gosselin, en mars 1833. 

– Quatrième édition : Le Livre mystique (1ère édition), tome 1, chez Werdet, en décembre 1835. Les Proscrits sont réunis, sous ce titre, avec Louis Lambert et Séraphîta. La division en chapitres a été supprimée. Balzac a remplacé l'épigraphe par une dédicace (« Almae sorori ») à sa soeur Laure. Le texte, daté, in fine, d'octobre 1831, a été revu et corrigé à partir d'un troisième état du texte, composé en 1835 et destiné à l'édition des Etudes philosophiques prévue dès 1834. Cet état ne sera publié qu'en 1840 (voir infra). Avec Le Livre mystique, on a donc en fait un quatrième état du texte.

– Cinquième édition : Le Livre mystique (2ème édition), tome 1, chez Werdet, en janvier 1836. C'est bien un cinquième état du texte : un mois plus tard, le texte de la 1ère édition a été entièrement recomposé après avoir été revu et corrigé par Balzac.

– Sixième édition : Etudes philosophiques, tome 20, chez Souverain, en 1840, sous le titre générique « Le Livre des douleurs ». C'est la reprise du troisième état du texte, imprimé mais non publié en 1835. Cet état du texte est attesté par l'existence, dans le fonds Lovenjoul (cote B 843), d'une page de titre manuscrite : les Proscrits. Le Livre des douleurs (inédit).

– Septième édition : La Comédie humaine, Etudes philosophiques, tome 16, « Deuxième et Troisième parties : Etudes philosophiques (2e éd.) et Etudes analytiques », chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, en août 1846. Balzac a opéré une ultime révision du texte de 1836 inséré dans le Livre mystique. C'est le sixième et dernier état du texte. Le Furne corrigé ne comporte plus de corrections. Les Proscrits précèdent toujours Louis Lambert et Séraphîta mais ces trois oeuvres ne sont plus regroupées sous un titre générique. Le catalogue de 1845 prévoyait que d'autres textes sépareraient ces trois oeuvres de l'ensemble Sur Catherine de Médicis qui les précède.

 

III. PERSONNAGES

Aucun des personnages ne réapparaît dans La Comédie humaine. Des deux personnages historiques, seul Dante sera fréquemment cité dans d'autres oeuvres.

– Dante ALIGHIERI : poète florentin, auteur de La Divine Comédie. Il devient ici un personnage de La Comédie humaine.

– GODEFROID : il a vingt ans. Il est venu de Belgique pour suivre à Paris les cours de l'Université. Son nom sera celui de « initié », dans L'Envers de l'histoire contemporaine.

– HONORINO : âme errante rencontrée par Dante sur son parcours de l'Enfer au Paradis. On remarquera la ressemblance avec « Honoré ». 

– SIGER de Brabant : dit « Sigier » dans le récit, philosophe, professeur à l'Université de Paris. 

– Jacqueline TIRECHAIR. : blanchisseuse du chapitre de Notre-Dame, femme du sergent. 

– Joseph TIRECHAIR : sergent de la ville de Paris. 

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Récit bref et insolite, Les Proscrits est une oeuvre de La Comédie humaine qu'on ne peut négliger. Balzac l'a inscrite dans la trilogie du Livre mystique, à partir de 1835. Même si ce dernier titre disparaît dans l'édition « Furne », ce récit se présente encore comme le « péristyle de l'édifice » il demeure l'expression d'un certain mysticisme. Poursuivant certaines oeuvres de jeunesse, Falthurne ou Le Traité de la prière, il souligne une constante de la pensée humaine qui s'efforce de « saisir un infini qui échappe sans cesse ». De la viennent les passions, les idéaux ou les élans de spiritualité.

Cette belle « esquisse historique », selon le sous-titre de l'époque, a sans doute suscité l'intérêt des lecteurs par sa coloration médiévale alors en vogue (Victor Hugo venait de faire paraître Notre-Dame de Paris). Balzac semble aussi faire référence à des thèmes d'actualité : le patriotisme, notamment en Italie d'où affluent les exilés, un anticléricalisme marqué après juillet 1830, l'émergence d'un nouveau sentiment religieux.

Balzac réalise aussi une série de portraits : celui de Dante d'abord, référence majeure (voir R. Guise, « Balzac et Dante », A.B. 1963, p. 297-319), figure romantique du génie visionnaire, poétique et mystique, celui de Sigier ensuite, brillant orateur dont le credo consiste en une structure hiérarchisée des intelligences et des puissances, fondement du catéchisme social. Godefroid, le dernier portrait, semble exilé, comme Dante. Tous deux sont dans l'attente. Honorino, l'âme errante de la vision de Dante, dont l'espérance est sans cesse déçue, pourrait être rapprochée de Balzac. Mais ce dernier ne cesse de chercher des formes d'expression inédites, capables de faire passer des sentiments vécus, des aspirations sociales, des convictions métaphysiques qu'il juge fondamentales et dont il veut « traduire » le langage obscur par le roman (M. Nathan, « Les Narrateurs du Livre mystique », A.B. 1976, p. 163-184). En témoigne ici le cours de Sigier qui s'apparente à la gnose antique (R. Abellio, préface à l'édition des Proscrits, Gallimard, 1980 (Folio). Cependant, comme le suggère R. Chollet (préface à l'édition de La Comédie humaine, éd. Rencontre, 1959-1963, t. 4), la quête de Balzac s'apparente peut-être moins à celle d'un principe mystique qu'à celle d'une formule de la vie humaine.