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SERAPHITA

par Charles GRIVEL

 

I. L'HISTOIRE

Nous nous trouvons dans une village perdu de Norvège, au milieu des neiges et des glaces, l'hiver boréal tire à sa fin. Séraphitüs, un beau jeune homme, conduit Minna, la fille du pasteur, au sommet d'une montagne inaccessible, le Falberg. Minna éprouve de l'amour pour son guide, mais celui-ci, incompréhensiblement à ses yeux, la repousse et la presse de penser plutôt à Wilfrid, son fiancé. Wilfrid tombe, pour sa part, sous le charme d'une jeune femme à la beauté incomparable : Séraphîta. Celle-ci, à son grand désespoir, le repousse. On apprend que Séraphîtüs et Séraphîta ne sont qu'une seule et même personne – un être qui, issu de parents pétris de la doctrine de Swedenborg, est en bonne voie de transcender la condition humaine et qui séduit les humains, sans qu'ils le sachent bien, pour cette raison même. Sur le point de quitter la terre, frappé d'une sorte de consomption religieuse, Séraphitüs-Séraphîta, après avoir exposé longuement ses croyances et la nature de la voie qu'il prend, indique aux deux mortels stupéfaits le chemin qu'ils auront à parcourir pour le rejoindre dans les sphères supérieures. Puis, sous leurs yeux, l'être d'esprit se transforme en séraphin et monte au ciel. Minna et Wilfrid ont été saisis par le spectacle, mais leur humanité fait que leur participation à la munificence divine est de courte durée. Ils s'efforceront, dès lors, de renouer ensemble le lien astral qui a été rompu.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Quatre chapitres ont été publiés, en pré-originale, dans la Revue de Paris, numéros du 1er juin et du 19 juillet 1834. Epigraphe : « Les anges sont blancs (Histoire intellectuelle de Louis Lambert) ». Le reste parut au tome II du Livre mystique, Werdet, 1835.

–  Manuscrit de 91 feuillets et états successifs dans trois dossiers du fonds Lovenjoul, sous les cotes A 211, A 212 et A 213. Balzac a fait l'hommage du manuscrit à Madame Hanska, dédicataire de l'ouvrage, relié en drap de laine gris provenant d'une robe portée par celle-ci à Genève.

–  Première édition : Le Livre mystique. Séraphîta (extrait des Etudes philosophiques). Tome II, in-8, mis en vente, avec le tome I qui contient, suite à une Préface, Les Proscrits et Histoire intellectuelle de Louis Lambert, le 2 décembre 1835 par Werdet.

–  Seconde édition : Le Livre mystique. -  Séraphîta (extrait des Etudes philosophiques). Tome II, Werdet, datée du 15 janvier 1836. Variantes peu nombreuses.

–  Troisième édition : Séraphîta. - Extrait du Livre mystique, Werdet, janvier 1836. Le volume reprend la Préface du premier volume du Livre mystique (I-XV). Par rapport à la seconde édition, seule la page de titre a changé.

–  Quatrième édition : oeuvres de M. de Balzac. Etudes philosophiques. Tome XXVIII. Le Livre des Douleurs : tome IV. Séraphîta I et Tome XIX : tome V. Séraphîta II, Souverain, enregistré au Feuilleton du Journal de la Librairie le 11 janvier 1840. (II existe un tirage à part du Livre des Douleurs, datée de la même année.)

–  Cinquième édition : Louis Lambert suivi de Séraphîta. Nouvelles éditions revues et corrigées, Charpentier, 1842. Enregistrement à la Bibliographie de la France au 4 juin 1842. Nouveau tirage en 1845.

– Sixième édition au tome XVI de La Comédie humaine, Furne, Dubochet et Cie, enregistré au Feuilleton du Journal de la Librairie le 1er août 1846. Il y a six gravures. Le texte est corrigé.

De toutes ces éditions, seuls le texte de la Revue de Paris, celui de la première et deuxième édition du Livre mystique, celui de Charpentier et de Furne présentent des états différents.

–  On relève sur le Furne corrigé sept corrections au total ; la plupart aménagent la ponctuation ou modifient des initiales. Le texte demeure donc en l'état. On notera pourtant deux ajouts de mots et un petit complément de phrase. 

 

III. PERSONNAGES

En parler n'est pas une gageure, pour cette fantasmagorie à quatre personnages, en deux couples : Minna-Séraphitüs, Wilfrid-Séraphîta, plus un contingent peu fourni mais bien incorporé : le révérend Becker, père de Minna, exégète de Swedenborg, mais doutant de la santé mentale de l'être qu'il prend pour une femme ; DAVID, le vieux serviteur dévoué à l'enfant du miracle, dont il veillera la dépouille terrestre, et même Swedenborg, très exactement évoqué par Becker qui l'a rencontré à Londres en 1771, un an avant sa mort.

– MINNA BEKER : tout jeune encore, un peu frêle et naïve, elle a des visions, elle est amoureuse d'un prince aux pouvoirs mystérieux.

– SERAPHITUS-SERAPHITA : créature improbable, ce personnage est à la fois leur ange et leur démon, en transit sur la terre, qui les fascine et les tourmente d'infini. Séraphîtüs vient pourtant de la terre, il a même un état civil, fils du baron de Séraphîtz et de la fille d'un cordonner anglais, trouvée « dans une vision de Swedenborg ». Il / elle a 17 ans et les charmes ambigus d'une jeunesse androgyne où se perdent, oublieux d'eux-mêmes, Minna et Wilfrid éblouis et ravis. Séraphîta, c'est la naissance d'un ange. Mais un ange peut-il reparaître. La question n'est pas congrue puisque Melmoth ne se prive pas de le faire, sous divers avatars. Les temps n'en étaient pas venus sans doute, mais l'on reste pensif sur l'avenir du couple, Adam et Eve recréés par le romancier démiurge dans sa divine Comédie humaine : la « Jeune Fille » et l'« Homme ».

– WILFRID : son fiancé est un beau, ténébreux qui a déjà vécu ; il a connu le monde, les lieux du pouvoir, et de la pensée, il a de la force et de la sauvagerie : en plus sain, un Louis Lambert du Nord, quelque peu alchimiste et quêteur d'absolu. Il désire Seraphîta, de tout son être de chair.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Deux constats d'abord. Il ne s'agit pas d'un texte marginal : Séraphîta tient au plus profond de Balzac. L'idée du livre fait suite à une visite à l'atelier du sculpteur Bra, qui date de novembre 1833, où Balzac découvre une Marie tenant le Christ adoré par deux anges, à laquelle le romancier rattachera l'inspiration du récit. On peut rapprocher l'ouvrage à des ébauches plus anciennes (Falthurne de 1823-1824) et surtout aux Proscrits et à Louis Lambert, en suivant la lecture que Balzac lui-même propose dans la Préface au « Livre mystique », qui date de 1835-1836. D'autre part, les interférences sont nombreuses entre ce texte et L'Enfant maudit, Le Lys dans la vallée. En second lieu, le succès du roman fut certain, à en juger par le nombre et la variété de ses éditions, en dépit de sa rupture avec le consensus balzacien régnant.

Séraphîta est inséparable des bouleversements qui affectent le ciel chrétien aux lendemains de la Révolution et de la crise d'angélisme qui accompagne l'effusion romantique. Les anges ont alors avec les hommes un plus facile commerce que de nos jours, par femme interposée le plus souvent, et ce n'est pas un hasard si Balzac préfère comme titre Séraphîta à Séraphitüs, le patronyme de son Séraphin. Pourquoi le romancier ne se ferait-il pas aussi prophète, thaumaturge, ou tout au moins annonciateur de temps nouveaux : le XIXe siècle sera religieux ou ne sera pas, en dépit de tout. Et tant qu'a reconstruire, autant proposer sa religion, celle de l'homme intérieur, parfaitement accordée aux rêveries philosophiques de la jeunesse et aux intentions du génie créateur. Comment ne pas être frappé par la phrase superbe qui accompagne l'élan messianique de la transfiguration finale, « Au dehors, éclatait dans sa magnificence le premier été du dix-neuvième siècle ». Le roman, souvent symbolique de tout Le Livre mystique, n'a cessé de susciter des interrogations et des commentaires sans avoir rencontré, semble-t-il, des interprétations décisives. Séraphîta reste une oeuvre ouverte. Se proposait-elle d'aller plus loin qu'une initiation à Swedenborg, le père conceptuel de son « héros », et qu'un exposé fictionnalisé de sa doctrine ? Les liens avec d'autres textes de La Comédie humaine, et avec l'écrit balzacien tout entier, n'ont cessé d'être questionnés, établis ou déniés, au point que l'oeuvre sert un peu de clivage dans la famille balzacienne, entre une lecture selon le « système » et une approche plus attentive aux pesanteurs du réel et aux contingences du métier. Ni traité, ni évangile, Séraphîta se présente comme un roman du surnaturel (autre voie du fantastique ou du philosophique) et l'on y repère aisément ce que Balzac y entretient de résistance du réel à la fable qu'on lui impose, précisément pour laisser son espace au roman, voire au romanesque, avec effets de neige.