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LA VIEILLE FILLE

par Gisèle SEGINGER

 

I. L'HISTOIRE

En 1816, à Alençon, une vieille fille de bonne famille bourgeoise, Rose Cormon, espère que le retour de la paix et des Bourbons lui amènera enfin un mari. Elle a jusque-là refusé plusieurs partis dont le jeune Athanase de Granson, qui se suicide de désespoir. Mais, l'âge venant (elle a 40 ans en 1816), l'embonpoint aussi, l'urgence transforme le désir en une véritable monomanie. De ce sujet qui aurait pu être simplement drolatique Balzac fait une fable politique, grâce à la rivalité de deux prétendants de partis opposés, le chevalier de Valois et Du Bousquier. S'y mêlent les intrigues diverses d'une ville de province sous la Restauration.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– En 1834, Balzac rédige deux ébauches : La Fleur des pois (Lov. A 80, f° 80-90) dont le personnage est déjà Mlle Cormon et Les Jeunes Gens (Lov. A 241, f° 2-10). Commencée à la fin du mois de septembre 1836, La Vieille Fille est achevée en octobre. Le manuscrit originel de ving-cinq feuillets (Lov. A 241, f° 11-35) ne couvre que les deux premiers chapitres. Tous ces documents sont publiés intégralement dans Pl., IV, 1438-1471. Le travail sur épreuves a donc été important (invention par exemple des visites de Suzanne au chevalier de Valois et à du Bousquier). Le troisième et dernier chapitre a été préparé sur un manuscrit indépendant à la fin du mois d'octobre (Lov.  241, f° 329-364), alors que la publication du roman a commencé. 

– Dans la première ébauche (La Fleur des pois) le mariage de Mlle Cormon est évoqué dans un retour en arrière explicatif alors que le roman définitif sera centré sur le désir de mariage et l'événement arrivera brusquement en créant une subite accélération après une préparation très lente. De plus, alors que l'intérêt du roman est la frustration de la vieille fille qui reste malgré son mariage sans enfants, dans l'ébauche M. de Sponde, la « coqueluche » de l'aristocratie, lui donne quatre enfants mais prend une maîtresse, Madame de Gordes. Le récit débute par les commérages des badauds qui contemplent ce jeune couple adultère. Balzac a donc d'abord imaginé le roman d'une passion déçue et d'un échec matrimonial. 

– Dans la deuxième ébauche inachevée (Les Jeunes Gens), le récit débute, comme le roman définitif, par une présentation de la Province et de la vie de la vieille fille. Mais Mlle Cormon, qui a toujours des ambitions aristocratiques, ne tombe pas encore dans les mains d'un mari républicain. L'arrivée d'un prétendant possible, M. de Troiville, est annoncée. Cette ébauche ne va pas plus loin et les amants de La Fleur des pois ont donc disparu. Dans le roman Balzac réutilise donc leur nom : M. de Sponde est un abbé, l'oncle de la vieille fille ; la famille de Gordes (d'Esgrignon dans le Furne corrigé) tient un salon aristocratique qui s'oppose aux libéraux, sur lesquels s'appuie du Bousquier. Aussi dans La Comédie humaine (Furne) Balzac place-t-il La Vieille Fille avec Le Cabinet des Antiques sous un titre commun : Les Rivalités.

La Vieille Fille est le premier feuilleton de la littérature française. Composé de trois chapitres (La Chaste Suzanne et ses deux vieillards, Mademoiselle Cormon, Les Déceptions), il paraît du 23 octobre au 4 novembre 1836, en douze livraisons (quatre pour chaque chapitre), dans le journal quotidien La Presse, lancé par Emile de Girardin en juin 1836. Le journal y gagne des lecteurs mais reçoit aussi de nombreuses lettres qui protestent contre l'immoralité du roman.

– Après cette édition préoriginale, La Vieille Fille paraît chez Werdet en 1837, au tome VII des Etudes de moeurs au XIXe siècle, dans la section des Scènes de la vie de province où il suit La Grande Bretèche. Lov. A 242 contient le dossier de cette édition : les placards de La Presse, avec quelques corrections. Puis il est repris en 1839 dans les Scènes de la vie de province, publiées en deux volumes chez Charpentier, avant de s'intégrer, en 1844, aux Scènes de la vie de province de La Comédie humaine (édition Furne, t. VII). Balzac supprime alors la division en chapitres. 

 

III. PERSONNAGES

– DU BOUSQUIER : 57 ans en 1816, est le rival heureux de Valois. Il monte des entreprises sous la Révolution et mène grande vie jusqu'au Directoire, dont l'une en association avec un Minoret (Entre savants). Ruiné en 1800 (La Bourse) il se retire à Alençon, sa ville natale, où il devient le chef du parti libéral. Son mariage avec Mlle Cormon en fait, vers 1838, le maître d'Alençon (Béatrix).

–  Rose-Marie-Victoire CORMON : elle atteint la quarantaine en 1816. Vieille fille à son corps défendant, l'ironie dur romancier la fait Présidente de la Société de Maternité. Son mariage, comme on sait, la laisse « fille », et vouée aux « nénuphars », selon le mot de Suzanne, qu'elle soit l'épouse de du Bousquier ou de son alter ego du Croisier (Le Cabinet des Antiques).

– SUZANNE : …. et ses vieillards, « personne assez hardie » pour disparaître d'Alençon « après y avoir introduit un violent élément d'intérêt » . Une beauté normande, grisette en province, lorette à Paris. Elle y fait carrières sous le nom de Mme du Valnoble, emprunté à la rue Val-Noble, où demeure Mlle Cormon (Illusions perdues, Un début dans la vie, Une fille d'Ève). Elle rêve, adolescente, au destin de Marie de Verneuil (Les Chouans). C'est elle qui procure à Esther les fatales perles noires (Splendeurs et misères des courtisanes). On apprend dans Béatrix son mariage, en 1838, avec le journaliste Théodore Gaillard. La tournée parisienne des Comédiens sans le savoir commence chez elle.

– Chevalier de VALOIS : à Alençon. Il a 58 ans en 1816. En 1799, il était, dans l'Orne, le correspondant des Chouans (Les Chouans), et réapparaît à ce titre dans L'Envers de l'histoire contemporaine. « Adonis en retraite » il échoue in extremis auprès de Rose Cormon, et deviendra l'un des habitués du Cabinet des Antiques ; c'est dans ce roman qu'il mourra, en 1830, après avoir accompagné Charles X à Cherbourg, sur le chemin de  l'exil.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Dans ces deux romans, rivalité privée et rivalité politique se superposent. La frustration de l'héroïne après son mariage a une signification privée, voire religieuse (la vieille fille est ainsi punie pour s'être montrée trop difficile puis incapable de dompter ses sens) mais aussi politique. Le républicain du Bousquier est « impuissant (...) comme une insurrection » et la trahison de Mlle Cormon affaiblit le parti aristocratique. Balzac défend la hiérarchie et les différences car l'énergie sociale en dépend. Or l'ordre bourgeois triomphe malgré la Restauration et la société s'achemine vers une impuissance dont Balzac montre les premiers effets au XIXe siècle.

La rivalité est aussi celle de deux siècles dont le chevalier de Valois et du Bousquier sont les champions. Le premier, attaché à l'esprit du XVIIIe siècle et aux obligations nobiliaires, cultive l'art de la galanterie et affecte un fidèle amour pour une dame de son invention. A ce fin diplomate qui perd son temps à de savantes manoeuvres, s'oppose du Bousquier, ancien révolutionnaire servi par son audace. Malgré ces différences, Mlle Cormon est un marchepied pour l'un comme pour l'autre, vers la pairie pour le noble, vers une recette générale pour le roturier.

Ce roman est aussi une réflexion sociale sur le mariage. Contre la passion, la sensualité ou l'individualisme Balzac défend le mariage lorsqu'il fonde une famille, la fait prospérer et participe à la dynamique sociale (sur ce point voir aussi Mémoires de deux jeunes mariées en 1841-1842). Or, dans La Vieille Fille, c'est l'intérêt personnel qui est déterminant. Mlle Cormon, elle-même, pense surtout au désir de transmettre sa fortune. Elle fait du mariage une association d'intérêts, forme déviante qui témoigne du triomphe de valeurs bourgeoises – l'argent, l'individualisme, l'égoïsme – dangereuses pour la cohésion sociale. Malgré la Restauration, la Révolution continue donc à triompher insidieusement, ou même brutalement comme dans l'ascension de du Bousquier. 

En février 1837, Balzac annonce à Mme Hanska que la véritable « clôture » de ce roman assez pessimiste sera en fait à chercher dans Le Cabinet des Antiques. Si l'on poursuit jusqu'au bout la lecture politique des deux romans, dont les intrigues se recoupent et dont les dénouements sont superposables, on peut s'interroger sur l'apparente « victoire » de du Croisier/ du Bousquier, à la fin de la troisième partie du Cabinet des Antiques. Certes il marie sa petite nièce au nouveau marquis d'Esgrignon, moyennant une dot considérable, mais Victurnien, égal à lui-même, n'a « nul souci » de son épouse et continue à mener, à Paris, « la joyeuse vie des garçons ».